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Politique extérieure et droits humains: le Conseil fédéral tire le bilan pour la période 2015-2018

23.04.2019

Dans son rapport quadriennal sur la politique extérieure de la Suisse en matière de droits humains, le Conseil fédéral montre que les droits humains sont soumis à une pression internationale croissante. Il postule pour une cohérence entre les droits humains et les différents domaines politiques. Il décrit également ses instruments et priorités dans l’action en faveur des droits humains à l’étranger.

Le 30 janvier 2019, le Conseil fédéral a adopté le Rapport 2015-2018 comme annexe au Rapport sur la politique extérieure 2018. Le document de 18 pages fournit un inventaire concis de la période de quatre années couverte par le rapport. Le Conseil fédéral remplit ainsi un mandat qui lui avait été donné par le parlement suite à l’adoption d’un postulat de la Commission de politique extérieure du Conseil national en 2000 (00.3414).

Si l’inventaire donne une bonne vue d’ensemble de la politique extérieure de la Suisse en matière de droits humains, reconnue et avérée dans certains domaines, il ne répond pas aux principales préoccupations du postulat. Qu’en est-il ainsi de la manière dont on tient compte des droits humains dans les différents domaines politiques (en particulier le développement, le commerce extérieur, les migrations et la politique de paix, etc.)? des conflits d’intérêts où les valeurs des droits de humains sont mises en balance avec d’autres? Ces questions, pourtant explicitement posées dans le postulat, ne sont pas traitées, de même qu’aucune analyse critique n’est proposée en lien avec celle demandant «comment la société civile, les entreprises et les milieux scientifiques sont, ou peuvent être, associés au développement des droits de l’homme.»

Les droits humains sous pression

En guise d’introduction, une brève analyse de la politique mondiale est proposée au lecteur. Il y apparaît clairement que les droits humains y subissent des «pressions croissantes», notamment en raison des restrictions qui leur sont faites au nom de la lutte contre l’extrémisme violent. Des Etats qui critiquent les humains gagnent en puissance et en influence. En ce qui concerne la sécurité nationale ou la défense de la souveraineté des Etats, les organisations nationales et internationales de défense des droits humains sont de plus en plus entravées dans leur travail, privées de leurs bases financières et criminalisées. Les défenseur-e-s des droits humains sont fréquemment victimes de représailles telles que des arrestations, des intimidations, des disparitions forcées ou même des exécutions.

Le rapport met également en avant les progrès réalisés, par exemple dans le domaine de la justice pénale internationale ou en ce qui concerne le niveau historiquement élevé des personnes ayant accès à l’éducation et à la santé à travers le monde. Fait nouveau, le rapport fait également référence aux objectifs de développement durable: «avec l’Agenda 2030 pour le développement durable, la communauté internationale s’est dotée d’un cadre politique qui a aussi pour but de renforcer les droits de l’homme». Le lien entre l’Agenda 2030 et la protection des droits humains revêt une grande importance politique mais n’est malheureusement pas abordé plus en avant dans le rapport.

La stratégie du DFAE en matière de droits humains: lacune dans la mise en œuvre suisse

Le deuxième chapitre du rapport rappelle la stratégie du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) en matière de droits humains pour la période allant de 2016 à 2019. Il met l’accent, entre autres, sur l’engagement de la Suisse «pour des institutions des droits de l’homme fortes au niveau mondial, régional et national». La mise en œuvre de la stratégie sur le plan national laisse cependant largement à désirer. Bien que le rapport fasse mention de la finalisation du projet de loi portant sur la création d’une institution nationale des droits humains en Suisse, rien ne laisse penser aujourd’hui que celui-ci sera effectivement achevé pendant la période couverte par la stratégie. Si le Conseil fédéral et le Parlement s’avèrent réellement incapables, après un calvaire de 17 ans, de créer enfin une institution nationale des droits humains indépendante et structurée en Suisse, c’est la crédibilité de l’ensemble de la stratégie qui en pâtirait. 

En ce qui concerne les acteurs des droits humains, la stratégie souligne le rôle d’une société civile forte. C’est précisément dans ce domaine que le test de crédibilité reste à passer, d’une part dans le dialogue avec les ONG en Suisse même et, d’autre part, dans le soutien durable des organisations de défenses des droits humains sur des terrains sensibles comme en Israël/Palestine ou des défenseur-e-s des droits humains dans un Etat autoritaire tel que la Chine. Le rapport ne traite ces questions que de manière sommaire et non sur la base de critères et de considérations transparents, rendant impossible toute appréciation concrète. 

Cette année, la stratégie en matière de droits humains doit être évaluée, adaptée et, si nécessaire, élargie. Ce processus pourrait permettre d’examiner plus en profondeur les points soulevés dans le rapport et de les traiter dans la perspective d’une politique future. Si le DFAE se prend au mot, cela ne peut se faire qu’avec la participation de l’ensemble des acteur-e-s, y compris la société civile. 

Cohérence dans la politique des droits humains

La première partie principale du rapport est consacrée à la cohérence politique. Cette question importante a désormais une place centrale au sein du rapport. Le texte approche dans un premier temps la cohérence entre la politiques intérieure et la politique étrangère avant de s’attarder plus spécifiquement sur la cohérence avec la politique économique extérieure, la politique migratoire, la politique de sécurité et celle des droits humains. Divers domaines sont brièvement décrits, sans toutefois mentionner les zones de tension ou les conflits d’intérêts. Ce qui est frappant, c’est ce qui n’est pas discuté. Parlant de la cohérence entre les droits humains et la politique de sécurité, le rapport ne fait aucune mention du problème que représente l’exportation d’armes. Pas un mot non plus sur les accords de libre-échange dans la discussion sur la politique économique extérieure. La question de la justice fiscale est quant à elle totalement occultée dans la partie concernant la politique intérieure.

En juin 2017, la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains a publié l’analyse Droits humains et politique extérieure de la Suisse – Où est la cohérence? Le rapport du Conseil fédéral sur la politique extérieure de la Suisse en matière de droits humains au cours des quatre dernières années peut désormais également être évalué à l’aune des exigences centrales de la plateforme des ONG suisses pour les droits humains.

Manque de coordination entre les organes de l’Etat 

Afin d’améliorer la cohérence transversale de la politique des droits humains, les ONG réclament depuis longtemps la création au sein de l’administration d’un organe transversal efficace. Les recommandations répétées des organes internationaux des droits humains vont également dans ce sens. Le rapport du Conseil fédéral évoque le groupe interdépartemental «politique internationale des droits de l’homme». Toutefois, cet organe ne dispose pas de pouvoirs et de ressources suffisants, et ses efforts de coordination sont à peine perceptibles. En particulier, une unité de coordination interdépartementale renforcée pour les droits humains devrait être en mesure d’identifier les objectifs contradictoires et de fournir des bases décisionnelles sur la manière de les traiter. Il devrait également être étroitement lié à un organe de coordination interdépartemental pour la mise en œuvre de l’Agenda 2030. 

Des études d’impact sur les droits humains sont nécessaires 

Afin d’améliorer la cohérence de la politique des droits humains, les ONG soutiennent la réalisation systématique d’études d’impact (Human Rights Impact Assessment). De telles approches novatrices sont nécessaires si l’on veut que le mandat initial du parlement soit mis en œuvre sur la base de faits: l’objectif est de montrer «les mesures mises en œuvre pour améliorer l’efficacité et la cohérence des activités de politique  extérieure et de politique économique extérieure». Dans son rapport, le Conseil fédéral se limite aux instruments traditionnels de mise en œuvre de la politique suisse en matière de droits humains. 

Institution nationale des droits de l’homme : mandat pour la politique étrangère des droits de l’homme 

Aux yeux des ONG, le projet d’une institution nationale indépendante des droits humains doit être réalisé d’urgence. Au cours du processus de consultation, il a été reconnu que l’institution à créer doit également être capable d’agir dans le domaine de la politique étrangère des droits humains. Elle pourrait apporter une contribution significative à son suivi et à son développement ultérieur et fournir des instruments de suivi des questions de cohérence.

Instruments de politique étrangère en matière de droits humains

Dans la deuxième partie principale, les instruments bilatéraux et multilatéraux de la politique des droits humains sont présentés.

L’exemple chinois sert à illustrer les dialogues bilatéraux. La Suisse aborderait sans détour la question des droits humains qui sont violés et le dialogue est qualifié de succès. A travers les contacts diplomatiques à tous les niveaux, fondés sur la confidentialité et le respect, les questions relatives aux droits humains sont examinées, y compris les cas particuliers de certain-e-s militant-e-s.

Ce rapport ne contient pas d'analyse à long terme de l'impact de la politique étrangère suisse dans son ensemble en Chine, où la situation des droits humains s'est considérablement détériorée pendant la période considérée. Les points litigieux touchant à la cohérence politique telle qu’elle est appliquée sont tout simplement ignorés, notamment la question du poids des droits humains dans la politique de libre-échange. Des points litigieux auxquels les ONG ont pourtant fait référence dans des analyses détaillées. Le dialogue sur les droits humains ne doit en aucun cas se réduire à un alibi. Cette pratique ne doit pas empêcher la Suisse d’insister par ailleurs sur les questions les plus sensibles et ceci au plus haut niveau diplomatique.

Des priorités claires

Dans la troisième partie principale, sept grands domaines de travail sont expliqués.

Le premier concerne la promotion des ONG et la protection des défenseur-e-s des droits humains. Dommage cependant qu’il manque toute analyse critique de la façon dont sont appliquées les directives du Conseil fédéral sur la protection des défenseur-e-s des droits de l'homme, directives dont les qualités sont par ailleurs avérées.

La deuxième priorité évoquée est la lutte contre la torture, domaine dans lequel le DFAE adopte également une approche prudente et active, désormais également sous la forme d'un plan d'action. Toutefois, cette section ne constitue pas un examen critique de ses propres actions, mais un simple bilan de la situation.

Dans le troisième domaine prioritaire - l'abolition de la peine de mort - il n'est pas clair si et comment la Suisse fait pleinement usage de ses possibilités diplomatiques et, le cas échéant, d'autres moyens de pression vis-à-vis d'Etats individuels tels que la Chine, l'Iran ou l'Arabie Saoudite, au-delà de la description d'un large éventail d'activités.

La quatrième priorité est également très positive en principe: l'engagement en faveur des droits des minorités et contre la discrimination. On aimerait cependant savoir exactement ce que cela signifie que «la Suisse plaide (...) pour la protection des personnes les plus vulnérables de la société». Impossible de savoir dans quelle mesure le pays offre réellement son soutien, par exemple aux victimes d’activités des sociétés multinationales au Congo ou au Pérou. Il est également indiqué que «la Suisse s’engage dans le monde entier contre toute discrimination fondée sur un handicap ou sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (LGBTI)». Les représentant-e-s suisses ont cependant brillé surtout par leur silence lorsqu’a eu lieu en 2018 au sein de l'OSCE la discussion sur la situation des LGBTI en Tchétchénie et de la responsabilité de la Russie.

La cinquième priorité concerne les droits des femmes. Ici aussi, la stratégie suisse est exemplaire, tandis que la mise en œuvre et l'examen de la cohérence dans des domaines tels que l'économie et les droits de l'homme ne sont que lacunaires.

La sixième priorité, les entreprises et les droits humains, reflète l'accent quasi exclusif mis par le Conseil fédéral sur des mesures volontaires et non contraignantes. Comme le montrent les études scientifiques, cette orientation unilatérale n'est ni adaptée ni efficace. La Suisse est donc également menacée de perdre le fil de l'évolution du droit international. Les efforts accrus du DFAE dans le domaine des mesures volontaires ont plus de chances d'atteindre les élèves modèles que les pommes pourries.

Enfin, et c’est une surprise, les droits économiques, sociaux et culturels sont cités comme septième priorité. Le fait que la Suisse ait participé aux négociations en vue d'une nouvelle déclaration des Nations Unies sur les droits des petits agriculteurs est souligné à juste titre, même si elle a formulé une réserve d'une portée considérable sur le droit aux semences. Dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels, la question de la cohérence se pose également dans le contexte de la politique intérieure, où la justiciabilité et le caractère exécutoire de ces droits ont traditionnellement été de peu de poids.

Commentaire: La crédibilité de la politique extérieure de la Suisse en matière de droits humains est en jeu

Le DFAE s'est doté d'une politique étrangère solide et large en matière de droits humains que d’éminent-e-s expert-e-s se chargent de mettre en oeuvre. L'évaluation actuelle du Conseil fédéral pour la période 2015-2018 en est la preuve. Mais aux yeux de lecteurs et lectrices critiques, le rapport révèle également de nombreuses insuffisances, qui ont qui plus est le tort de ne pas être formulées de façon explicite et encore moins auto-critique. Le rapport présente une interprétation simpliste et peu détaillée de divers domaines. La conclusion positive selon laquelle la Suisse s’engage avec «efficacité et efficience» n'est pas suffisamment étayée dans le rapport.

Le fait que les droits humains soient au cœur de la politique extérieure de la Suisse dans son ensemble n'est actuellement pas clair pour un large public. L’évocation par les conseillers/conseillères fédéraux de la bonne relation de la Suisse avec l’Arabie Saoudite et le Brésil – guidée par les intérêts économiques – et l’impasse faite ici sur les droits humains mine la crédibilité de la politique extérieure du pays en matière de droits humains. Idem pour le fait que le Conseil fédéral, même après avoir gagné la bataille contre l’initiative pour «l'autodétermination», ne place pas plus fortement la question des migrations dans un cadre des droits humains. Que dire enfin de l’ode porté aux entreprises suisses à l’étranger sans une seule mention de l’impact et de la responsabilité de celles-ci en matière de droits humains. Jusqu'à présent, le chef du Département fédéral des affaires étrangères n'a prononcé qu'un seul discours programmatique sur la politique des droits humains. Le 26 février 2018, il a déclaré devant le Conseil des droits de l'homme de l'ONU que la politique suisse en la matière était avant tout dans l'intérêt du pays et de sa prospérité. Dans un contexte mondial d'instabilité massive et d'attaques croissantes contre les droits humains, «la définition des grands axes de la politique étrangère à l’horizon 2028 », attendue prochainement, offre l'occasion de remettre ces droits au centre de la politique suisse.

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