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Décision de principe sur la surveillance de masse par les services de renseignement 

18.05.2021

Le Tribunal fédéral admet un recours contestant la compatibilité de l’exploration radio et du réseau câblé effectuée par le Service fédéral de renseignement de la Confédération avec les droits fondamentaux. La Cour renvoie le recours au Tribunal administratif fédéral et exige une appréciation matérielle des droits fondamentaux et des droits humains en cause.

Dans une décision de principe du 1er décembre 2020, le Tribunal fédéral annule un arrêt du Tribunal administratif fédéral qui, pour des raisons formelles, ne s’était pas penché sur la constitutionnalité et la conformité au droit international de la surveillance par radio et par câble exercée par le Service de renseignement de la Confédération (SRC). Les juges de Lausanne ont renvoyé le recours à l’instance inférieure: le Tribunal administratif fédéral doit examiner si les mesures de surveillance en question violent les droits des recourant·e·s protégés par la Constitution fédérale (Cst.) et la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et, dans l’affirmative, quelles en sont les conséquences juridiques.

Concrètement, l’association Société Numérique et plusieurs personnes privées font valoir que l’exploration du réseau radio et câblé viole, entre autres, leur droit au respect de la vie intime, privée et familiale, à la protection de la vie privée, à la protection contre l’utilisation abusive de données personnelles et leur droit à l’autodétermination informationnelle (art. 13 Cst., art. 8 CEDH). Cette surveillance porte également atteinte à leur liberté d’expression (art. 16 Cst., art. 10 CEDH), leur liberté de réunion (art. 22 Cst., art. 11 CEDH), leur liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst. art. 8 CEDH) et leur présomption d’innocence (art. 6 CEDH, art. 32 Cst.). La liberté des médias et la protection des sources journalistiques (art. 17 Cst., art. 10 CEDH) ainsi que le secret professionnel et la liberté économique des avocat·e·s (art. 27 Cst.) sont également mis à mal par l’exploration du réseau radio et câblé.

Qu’est-ce que l’exploration du réseau radio et câblé?

Les activités du Service de renseignement de la Confédération (SRC) sont régies par la Loi fédérale sur le renseignement (LRens). Le SRC a ainsi la possibilité d’explorer le réseau radio et câblé afin de rechercher des mots-clés définis dans toutes les connexions de télécommunications menant de la Suisse vers d’autres pays. Cela s’applique en particulier au trafic Internet, c’est-à-dire à toute communication effectuée via Internet permise par l’utilisation des serveurs et des réseaux étrangers. Dans le cadre des mesures d’acquisition à l’étranger, seule la reconnaissance radio (art. 38 ss LRens) n’est pas soumise à autorisation et est exploitée par le SRC sous sa propre responsabilité (cf. FF, Message concernant la LRens, art. 35, 2098 ss).

L’exploration du réseau radio et câblé est ainsi légitimée par le fait qu’elle sert à obtenir des informations importantes en matière de politique de sécurité portant sur des événements à l’étranger, et donc à défendre des intérêts nationaux importants. Cette forme de surveillance est ainsi destinée à préserver la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse (cf. art. 2 LRens).

Toutefois, comme la quasi-totalité de la communication électronique en Suisse passe par des serveurs et des réseaux étrangers, c’est finalement l’ensemble de la population qui est concerné par l’exploration du réseau radio et câblé. Il s’agit d’une surveillance de masse indifférenciée et non fondée sur des soupçons – argument qui a par ailleurs déjà été avancé contre la nouvelle loi sur le renseignement. Les nouvelles possibilités de surveillance ont néanmoins été acceptées par le peuple suisse le 25 septembre 2016 avec 65,5 % de voix favorables.

Une plainte de la société civile

Dès l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les services de renseignement le 1er septembre 2017, l’association Société Numérique a soumis au SRC une requête lui demandant de cesser d’explorer le réseau radio câblé, annonçant qu’elle engagerait une action en justice si nécessaire. Le Service de renseignement a répondu qu’il ne pouvait cesser l’exploration car il devait appliquer la Loi sur le renseignement adoptée par le Parlement et le peuple, et que l’application de cette loi ne violait manifestement aucun droit fondamental. Le SRC a ajouté qu’il ne pouvait pas entrer en matière sur la requête, le requérant n’étant pas plus atteint par la portée de la loi que le reste de la population.

Société Numérique a alors déposé un recours auprès du Tribunal administratif fédéral, qui, dans son arrêt du 4 juin 2019, n’est pas entré en matière. Le tribunal a motivé ce refus en rappelant d’une part que les recourant·e·s n’étaient pas particulièrement affecté·e·s par les mesures de surveillance, raison pour laquelle un intérêt digne de protection n’a pu être démontré, et d’autre part, que le droit à l’information prévu par la Loi sur la protection des données offrait déjà la possibilité de faire examiner par les tribunaux les violations des droits fondamentaux commises par l’exploration du réseau radio et câblé du SRC. Les recourant·e·s ne pouvaient donc pas contester le système de surveillance en tant que tel.

Pas de protection juridique efficace

Quant au Tribunal fédéral, il reconnaît également dans son arrêt que les recourant·e·s ne s'opposent pas à des mesures spécifiques les concernant, mais bien au système d’exploration du système radio et câblé dans son ensemble. La Cour conclut toutefois que l’exploration des radios et des systèmes câblés effectuée par le SRC est une surveillance massive et indifférenciée des flux de télécommunications transfrontaliers, qui englobe également une grande partie des communications nationales. Selon le Tribunal fédéral, il existe donc une probabilité suffisante que les données des recourant·e·s soient également affectées par des mesures secrètes d’exploration du système radio et câblé.

Les juges de Lausanne ont en outre précisé que les mesures d’exploration du système radio et câblé sont secrètes et ne sont pas non plus divulguées ultérieurement aux personnes concernées. Ainsi, l’absence de protection juridique qui en résulte ne peut être compensée par la possibilité de demander des informations en vertu de l’article 8 de la Loi sur la protection des données (LPD). En ce sens, les recourant·e·s sont contraint·e·s de faire contrôler, en tant que tel, la compatibilité du système d’exploration radio et câblé dans son ensemble avec les droits fondamentaux et les droits humains.

C’est le SRC qui est en principe responsable de cet examen. Toutefois, étant donné que celui-ci, selon sa propre déclaration, rejetterait de toute façon la demande, le Tribunal fédéral renvoie l’affaire à l’instance inférieure. Le Tribunal administratif fédéral devra donc examiner le système d’exploration par radio et câblé – non seulement la base légale, mais aussi les directives et instructions internes, la pratique d’exécution effective du service de renseignement ainsi que du contrôle des autorités de surveillance – pour déterminer sa conformité avec la Constitution et la Convention.

Le prix de la sécurité

L’exploration du système radio et câblé n’est que l’une des nouveautés contenues dans la Loi sur le renseignement laissant présager une évolution dangereuse en matière de surveillance: alors que, jusque-là, la surveillance par l’État impliquait la présence de soupçon basé sur des indices concrets d’infraction pénale, la nouvelle loi sur le renseignement permet également au SRC d’effectuer une surveillance de masse en l’absence de tout soupçon. Cette extension des compétences en matière de prévention s’inscrit parfaitement dans la tendance répressive – une criminalisation toujours plus en amont de l’infraction vers d’éventuels actes préparatoires – poursuivie au nom de la lutte contre le terrorisme.

Cette évolution est particulièrement inquiétante, car elle instaure une suspicion généralisée et, même en l’absence de mesures répressives concrètes, a un effet dissuasif («chilling effect»). Dans ce contexte, la surveillance de masse indifférenciée peut conduire à une autocensure de la part des internautes qui préfèrent éviter d’être la cible de la surveillance et d’éventuelles mesures répressives, ce qui entrave l’exercice effectif des droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression ou la liberté personnelle, et affaiblit la protection de ces droits. Rien n’indique que ces compétences préventives ne soient pas davantage renforcées à l’avenir. Au contraire: la Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme vise à étendre une fois de plus les compétences policières en matière de prévention à disposition des autorités, au détriment des droits fondamentaux et des droits humains.

L’arrêt du Tribunal fédéral montre clairement que la difficulté même d’effectuer un simple contrôle des mesures de surveillance étatiques. En effet, la question de savoir si le système d’exploration par radio et câblé viole la Constitution fédérale ou la Convention européenne des droits de l’homme n’a pas encore été examinée par la justice. Il faudra probablement attendre encore un certain temps avant que le Tribunal administratif fédéral ne rende son verdict sur cette question.

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