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Répression de la traite humaine à des fins d’exploitation du travail: une décision genevoise encourageante

14.10.2021

Plusieurs fois condamnée dans les domaines de l’économie domestique ou de la mendicité forcée, la traite d’êtres humains à des fins d’exploitation du travail est une réalité en Suisse, bien qu’elle soit encore largement sous-estimée et encore moins réprimée. En cause: le témoignage des victimes souvent difficile à obtenir, un article de loi encore trop vague et une interprétation restrictive des juges. Une première condamnation dans le secteur de la construction par un tribunal suisse ouvre toutefois la voie à une évolution de la jurisprudence.

Le 9 avril 2020, le Tribunal correctionnel de Genève a condamné un entrepreneur dans le secteur de la construction pour traite d’êtres humains par métier, ayant profité de la situation vulnérable dans laquelle se trouvaient des ouvriers étrangers sans titre de séjour. Il aura fallu 14 ans pour que soit enfin appliquée dans le secteur de la construction la norme pénale condamnant la traite d’êtres humains à des fins d’exploitation du travail depuis l’élargissement de son champ d’application en 2006.

Les juges genevois·e·s ont adopté une interprétation plus large de la notion de «libre-arbitre» des victimes suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme: si celles-ci auraient pu quitter leur emploi à tout moment, elles ne disposaient d’aucune alternative acceptable. Cette décision donne l’exemple au niveau national pour juger les cas de traite à des fins d’exploitation du travail: l’employeur·euse qui abuse de la situation de vulnérabilité d’un individu sur le plan socio-économique pourra tomber sous le coup de la disposition pénale.

Une «forme d’esclavage moderne»

Dans le cas d’espèce, un entrepreneur a intentionnellement recruté des ouvriers se trouvant dans une situation personnelle et financière précaire et en leur faisant miroiter de «bonnes» conditions de travail afin de les convaincre de venir travailler sur les chantiers qu'il dirigeait dans les cantons de Genève, Vaud et du Valais. Une fois sur place, les travailleurs en question ont été traités de manière contraire aux assurances qui leur avaient été données oralement ou par écrit par le coupable, en violation des conventions collectives de travail du domaine de la construction. Payant ses employés entre 0.20 et 6.50 CHF de l'heure, l’entrepreneur les faisait travailler neuf à dix heures par jour, six jours par semaine, parfois les dimanches, les hébergeant dans des conditions précaires. Des droits élémentaires, comme le fait de bénéficier de vêtements et dispositifs de protection, ou de nourriture en qualité et qualité satisfaisante, n’étaient pas respectés. Enfin, l’intéressé a menacé verbalement et physiquement plusieurs d’entre eux, en particulier ceux qui réclamaient le paiement de leur salaire.

Selon les juges, le système de recrutement et la manipulation des dupes étaient pensés, rôdés, efficaces; «par la tromperie, puis l'abus de vulnérabilité, le prévenu a amené des ouvriers démunis à œuvrer pour lui dans des conditions difficiles, serviles, (quasiment) sans le moindre salaire» (par. 13.2). Or le fait de recruter une personne à ces fins est qualifié de traite d’être humains (art. 182 al. 1 CP). Les juges reconnaissent que le prévenu a porté atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de ses victimes, et que les conditions de travail constituaient une «forme moderne d'esclavage». Ayant agi par métier, circonstance aggravante, l’individu a également été condamné pour usure par métier (art. 157 al. 1 et 2 CP), de tentative de contrainte (art. 22 al. 1 et art. 181 CP), de voies de fait (art. 126 al. 1 et 2 let. a CP) et de contrainte (art. 181 CP), entre autres. L'entrepreneur a été condamné à verser aux plaignants des indemnités pour des salaires non perçus basé sur la Convention nationale applicable dans le domaine de la construction, ainsi qu’une somme pour tort moral aux victimes, afin de les indemniser pour l’atteinte à l’intégrité physique et psychique qu’elles ont subie.

Une forme de traite encore peu dénoncée

La Suisse sanctionne la traite à des fins d’exploitation de la force de travail depuis 2006 au titre de son article 182 du Code pénal adopté après la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains et du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes.

Davantage associé aux secteurs de la prostitution, de l’économie domestique ou encore de la restauration, le travail forcé est également une réalité dans le domaine de la construction. Si les données disponibles concernant les victimes identifiées n’étaient pas ventilées par type d’exploitation jusque-là, ne permettant donc pas de mesurer l’ampleur du phénomène, les autorités suisses ont informé le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains du Conseil de l’Europe (GRETA) qu’une adaptation de la statistique policière de la criminalité le permettait depuis 2020. Une étude montre qu’exploitation de la force de travail et traite à ces fins forment un continuum.

La poursuite pénale de cette infraction reste encore peu aisée. Dans la plupart des cas, les victimes, presque toujours de nationalité étrangère et pour beaucoup sans statut légal, ne parviennent pas à porter plainte. Dans le cas où le procès a finalement lieu, il est assez fréquent que les victimes ne résident plus sur le territoire suisse, en raison d’une expulsion ou d’un départ de leur propre gré (étude du CSDH, p.5). S’ajoutent à cela les difficultés à témoigner en raison du traumatisme subi ou de la peur de représailles (étude du CSDH, p.1), aussi, ces témoignages sont très souvent compliqués à obtenir lors de l’administration des preuves.

Les tribunaux peinent à reconnaître la traite à des fins d’exploitation du travail

Les condamnations sont encore plus rares: depuis 2007, seules six ont été prononcées selon le recensement par Fedpol (étude du CSDH, p.7). Au cœur du problème, la formulation vague de la disposition (art. 182 CP), qui ne définit pas le terme d’«exploitation», mais surtout son interprétation trop restrictive par les juges, comme le dénoncent des professionnel·le·s du monde juridique ainsi qu’une représentante du GRETA.

Les tribunaux suisses peinent en effet à reconnaître un «abus de vulnérabilité» dans ces cas, ce terme désignant pourtant toutes les situations dans lesquelles une personne n’a d’autre choix réel et acceptable que de se soumettre, englobant ainsi les vulnérabilités tant physique que psychique, affective, familiale, sociale ou encore économique. Il n’est que rarement reconnu comme élément constitutif de l’article 182 du Code pénal pour les travailleur·euse·s exploité·e·s dans leur force de travail, alors qu’il est pourtant admis comme tel depuis vingt ans pour condamner les personnes ayant abusé de la situation de précarité économique des jeunes femmes pour qu’elles se prostituent. L’exploitation du travail n’est pas toujours perçue comme telle en raison du degré de sensibilisation des autorités: le cliché lié à la traite des êtres humains selon lequel la personne devrait être «contrainte» à la situation (enfermée, battue, etc.) perdure (étude du CSDH, p.8).

Un arrêt de 2018, dans lequel le Tribunal fédéral conclut qu’il y a exploitation en cas de travail forcé, d’esclavage ou de travail effectué dans des conditions analogues à l’esclavage (4.3.1), le confirme. Selon cette interprétation, l’exploitation de la force de travail ne relève pas de la justice pénale sauf pour des cas extraordinaires, ce qui ne permet pas d’envisager la poursuite et la condamnation des situations d’exploitation au moyen de l’article 182 CP et ne protège pas les travailleur·euse·s vulnérables abusé·e·s. L’analyse des juges de Lausanne, selon laquelle ces personnes auraient la possibilité de quitter leur emploi à tout moment, ne correspond souvent pas à la réalité (étude du CSDH, p.9). Si le fait qu’un personne soit entrée volontairement dans le processus d’exploitation et qu’elle soit libre de ses mouvements n’empêche pas la qualification juridique de traite des êtres humains, les juges et procureur·e·s souhaitent des preuves que la personne ne dispose pas de son libre-arbitre lui permettant de sortir de cette situation d’exploitation (étude du CSDH, p.9). Or celles-ci sont particulièrement difficiles à apporter.

De l’interprétation restrictive par les juges résulte par ailleurs une mauvaise qualification des faits: à défaut de condamnations pour traite, celles pour usure sont en effet beaucoup plus fréquentes. Cette infraction, qui sanctionne le fait d’exploiter la situation de faiblesse d’une personne par la gêne, la dépendance ou l’inexpérience, à travers son travail en échange d’un avantage pécuniaire, protège seulement le patrimoine de la victime. L’infraction de traite d’êtres humains, elle, prend en compte la liberté de mouvement et l’autodétermination de la victime. La Suisse ayant ratifié la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, elle est obligée de prévoir une indemnisation des victimes par les auteur·e·s (art. 15 al. 3).

Une interprétation contraire aux engagements internationaux

L’interprétation générale des juges et des procureur·e·s helvétiques ne permet pas à la Suisse de respecter pleinement ses obligations internationales en matière de lutte contre la traite humains. Selon la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, le consentement est central pour reconnaître l’abus de position de vulnérabilité (art. 4).

Dans sa jurisprudence (Chowdury et autres c. Grèce), la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) précise la «valeur relative» du critère du consentement préalable, celui-ci étant présumé vicié dans les cas de tromperie ou de fraude, procédé fréquemment utilisé par les auteur·e·s. La Cour insiste sur la prise en compte de l'ensemble des circonstances de la cause: lorsque l'employeur·euse abuse de son pouvoir ou tire profit de la situation de vulnérabilité des personnes employées afin de les exploiter, celles-ci n'offrent pas leur travail de plein gré. Dans cette affaire, les juges de Strasbourg ont considéré qu’un employeur avait abusé de la situation de vulnérabilité de personnes migrantes en situation irrégulière pour les faire travailler dans une exploitation agricole dans des conditions de travail et d’hébergement indignes, tout en les menaçant de ne pas leur verser leur salaire si elles quittaient leur poste. Les juges ont estimé que le fait que les requérants n'avaient pas été obligés de travailler, qu'ils avaient la possibilité de négocier leurs conditions de travail, qu'ils n'étaient pas dans un état d'exclusion du monde extérieur, que les éléments de contrainte physique faisaient défaut, qu'ils étaient libres de quitter leur emploi quand ils le voulaient pour en chercher un autre, et donc d'abandonner la relation de travail, n'excluait pas la traite. La Cour a donc conclu à une violation par la Grèce de l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé (art. 4 al. 2 CEDH).

Selon la CrEDH, le seuil minimum de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail est comparable à celui du travail forcé, sans qu’il ne soit nécessaire de démontrer que des conditions supplémentaires soient réalisées, au risque sinon de confondre la traite des êtres humains avec la notion plus étroite et spécifique de servitude, voire d’esclavage (étude du CSDH, p.41). En Suisse, le Tribunal fédéral a reconnu en 2000 déjà l’abus de vulnérabilité comme un moyen permettant de condamner pour traite, même si les victimes avaient consciemment accepté de se prostituer. Dans une décision ultérieure, la Cour a confirmé que l’accord formel des travailleuse·s du sexe n’était pas effectif puisque leur liberté de décision était fortement diminuée par une détresse d’ordre économique. La différence d’appréciation entre l’exploitation sexuelle et du travail est par ailleurs discriminatoire vis-à-vis de la pratique en matière d’exploitation sexuelle et interdite par la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains du Conseil de l’Europe (art. 3).

Un meilleur arsenal pour mieux combattre cette traite à l’avenir?

Les expert·e·s s’accordent sur le fait que l’actuel cadre juridique suisse et son application n’ont qu’un très faible effet dissuasif pour les auteur·e·s de traite à des fins d’exploitation du travail. S’il y a condamnation, les peines sont souvent si minimes que l’exploitation demeure économiquement rentable pour l’employeur·euse.

Afin que la traite humaine à des fins d’exploitation du travail soit plus efficacement décelée et réprimée et que les personnes victimes bénéficient d’une meilleure protection juridique, des expert·e·s ainsi que le GRETA recommandent d’adapter les notions de l’article 182 du Code pénal aux instruments internationaux. La notion de «traite des êtres humains» devrait être précisée selon la définition juridique internationale du Protocole de Palerme et de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains et comprendre l’abus de la vulnérabilité d’une personne comme un «moyen» suffisant en tant que deuxième élément constitutif de la traite. La notion d’«exploitation du travail» devrait également être précisée comme recouvrant le travail forcé, la servitude, l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage, ces dernières notions devant encore être précisées par la jurisprudence suisse en référence aux traités internationaux pertinents des Nations Unies et de l’OIT à la lumière des conditions de vie actuelles. La plupart des expert·e·s considèrent par ailleurs que la création d’une nouvelle norme pénale spécifique au cas d’exploitation du travail et indépendante de la traite d’êtres humains faciliterait l’instruction pénale. Le cas d’espèce a toutefois montré qu’avec le cadre juridique existant, un tribunal suisse avait interprété le terme «exploitation» de manière à respecter les Conventions ratifiées par la Suisse.

Des mesures supplémentaires sont toutefois nécessaires: lors du cycle d’évaluation de la Suisse en 2019, le GRETA a recommandé aux cantons dans son rapport d’établir une base légale formalisant le besoin de collaboration entre les différentes autorités concernées contre la traite des êtres humains afin d’améliorer le travail en réseau. Sur le plan de la prévention, le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) a lancé en 2020 une campagne d’information sur la traite des êtres humains aux fins d’exploitation du travail afin de sensibiliser les inspecteur·trice·s du travail et du marché du travail et de leur donner des outils pratiques pour identifier des victimes potentielles. Celles-ci doivent être davantage soutenues grâce à des autorisations de séjour et un accompagnement dans leur collaboration avec les instances de poursuite pénale. L'évaluation du Plan d'action national contre la traite des êtres humains 2017-2020 a toutefois abouti à la conclusion qu’un troisième plan d’action national, davantage contraignant, était nécessaire: de nombreuses mesures doivent encore être prises pour lutter contre la traite humaine à des fins d’exploitation du travail notamment, telles que des formations destinées à divers acteurs et la création d'une norme pénale distincte pour l'exploitation.

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