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Une ouverture pour l’aide au suicide en Suisse

30.11.2023

Le Tribunal fédéral a annulé la condamnation d’un médecin par la justice genevoise pour avoir fourni une substance létale à une octogénaire en bonne santé afin qu’elle puisse mettre fin à ses jours. Si cet arrêt représente une occasion manquée pour préciser la portée de l’assistance au suicide, il marque une ouverture jurisprudentielle, la Haute Cour n’excluant pas l’extension du suicide assisté aux personnes âgées avec une vie accomplie.

Dans son arrêt du 9 décembre 2021, le Tribunal fédéral a annulé la condamnation d’un médecin, ancien vice-président d’Exit, pour violation de la loi sur les produits thérapeutiques. Il avait délivré une ordonnance pour un homme mourant et son épouse en bonne santé afin que le couple puisse mourir ensemble, la femme ayant toujours dit qu’elle ne souhaitait pas vivre sans son mari

Les juges de Mon Repos considèrent que cette loi ne s’applique pas lorsque la personne qui reçoit le produit est en bonne santé et demande à la justice genevoise de rejuger ce cas sous l’angle de la loi sur les stupéfiants. Cette affaire pointe les lacunes du droit suisse: les bases légales fédérales actuellement en vigueur ne permettent pas de répondre à la question de l’assistance au suicide pour les personnes qui ne se trouvent pas en situation de fin de vie.

Une condamnation débattue

En octobre 2019, Pierre Beck est condamné par le Tribunal de police de Genève pour infraction à la Loi sur les produits thérapeutiques (art. 86 al. 1 let. a LPTh). Le 20 avril 2020, la Chambre pénale d’appel et de révision confirme sa condamnation à une peine pécuniaire et à une amende, considérant que le médecin a violé son devoir de diligence en prescrivant du pentobarbital à une femme en bonne santé. Selon les directives de l’Académie suisse des sciences médicales, un·e·x médecin ne peut en effet apporter son aide pour le suicide d’une personne que si cinq conditions cumulatives sont remplies, dont celle d’une souffrance, due à une maladie ou à des limites fonctionnelles, jugée intolérable par le/la patient·e·x (directives p. 26). Or la patiente ne remplissant pas ces conditions, le médecin est jugé pour avoir enfreint la LPTh. Pierre Beck fait recours contre la décision cantonale, et en 2021, le Tribunal fédéral rejette la condamnation du recourant sur la base de la LPTh, laissant la justice genevoise juger si le médecin peut être condamné pour infraction à la Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup).

Ce jugement a fait l’objet de débats, les juges ayant peiné à se mettre d’accord: alors que certain·e·x·s considéraient le cadre légal trop flou et plaidaient pour un acquittement, la Cour a finalement décidé de renvoyer la cause à la justice genevoise en écartant toutefois la LPTh. La Haute Cour a en effet jugé que celle-ci ne s’applique qu’aux produits à visée thérapeutique, donc seulement si le produit en cause est utilisé pour soulager une douleur ou un symptôme. Dans le cas d’espèce, soit la prescription de pentobarbital à une femme âgée mais en bonne santé, le produit ne pouvait pas être considéré comme «thérapeutique». Le Tribunal fédéral estime que l’instance inférieure a eu tort d’utiliser la LPTh comme base légale et ordonne à la justice genevoise de rejuger le cas sous l’angle de LStup qui régit l’utilisation de produits stupéfiants à d’autres fins que thérapeutiques. Suivant l'issue du deuxième jugement genevois, l’affaire pourrait de nouveau se retrouver devant le Tribunal fédéral, portée soit par le médecin en cas de condamnation, soit par le Ministère public en cas d’acquittement. Exit considère que ce jugement est insatisfaisant et ne fait que contourner le débat: le fait que la justice devra se pencher sur l’utilisation du pentobarbital en tant que stupéfiant ne permettra pas de combler le vide juridique en matière de suicide assisté.

Dans un arrêt du 6 février 2023, la Chambre pénale d’appel et de révision genevoise acquitte Pierre Beck d'un point de vue pénal. Les juges considèrent que «le seul fait pour un médecin de prescrire du pentobarbital à une personne en bonne santé, capable de discernement et désireuse de mourir, ne constitue pas un comportement réprimé par la loi sur les stupéfiants». Dans un arrêt du 6 février 2023, la Cour de justice genevoise acquitte le médecin. Pour le tribunal, la loi sur les stupéfiants «n’a pas vocation à régler les conditions auxquelles un médecin peut prescrire du pentobarbital, puisque cette substance ne relève d’aucune indication médicale. Elle n’en interdit en particulier pas la prescription à des personnes en bonne santé, sous peine de sanction pénale.» Le Ministère public genevois a fait recours contre l'acquittement de Pierre Beck devant le Tribunal fédéral afin de clarifier si en matière d’aide au suicide, le seul instrument légal applicable est l’article 115 du code pénal, qui sanctionne l’assistance au suicide poussée par un mobile égoïste.

Flou juridique en matière d’assistance au suicide en Suisse

Si le régime suisse est plus libéral que celui d’autres États voisins en matière d’assistance au suicide, il reste des zones grises. Le droit suisse tolère les organisations d'aide au suicide en vertu du principe d’autonomie, qui découle tant de la législation, à savoir du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) et du droit à la liberté personnelle (art. 10 Cst.), que de la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle chacun est en droit de «choisir la forme et le moment de la fin de sa vie» (ATF 133 I 58, consid. 3.2).

Selon les directives médico-éthiques sur l’attitude face à la fin de vie et à la mort édictées par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), l'assistance au suicide de personnes en bonne santé n'est pas défendable d'un point de vue éthique, car le degré extrême de la souffrance «doit être objectifié par un diagnostic ou un pronostic en ce sens» (directives, p. 26). En mai 2022, la Fédération des médecins suisses a approuvé et intégré à son code de déontologie ces directives. Celles-ci ne sont toutefois pas juridiquement contraignantes, ce qui crée une insécurité juridique problématique tant pour les personnes souhaitant mettre fin à leur vie que pour les professionnel·le·x·s de la médecine, qui redoutent des sanctions administratives ou pénales. L’obtention de pentobarbital sodique (NaP) nécessite une ordonnance médicale, or un·e·x médecin ne peut prescrire cette substance létale «que dans la mesure admise par la science» (art. 11 LStup). La personne qui en aide une autre à se suicider n’est toutefois responsable pénalement que si elle a un motif égoïste (art. 115 CP); au-delà de cette norme, il n’est pas clair si et comment elle peut être tenue responsable de la mort de la personne souhaitant mettre fin à ses jours.

Lors de la session d’automne 2022, dans sa réponse à une interpellation lui demandant d’inscrire le pentobarbital sodique dans les législations sur les produits thérapeutiques ou sur les stupéfiants afin de donner une sécurité juridique aux médecins, le Conseil fédéral n’a pas jugé nécessaire d'édicter des dispositions. Dans un rapport publié en 2011, il estimait que même si la législation actuelle ne contient pas de dispositions spéciales concernant les organisations d’assistance au suicide, l’infraction d’incitation et assistance au suicide (art. 115 CP), renforcé par les autres infractions contre la vie (art. 111 ss CP), la LPTh, la LStup et les règles déontologiques, suffisent. Selon le Conseil fédéral, une modification de l’infraction d’incitation et d’assistance au suicide (art. 115 CP et 119 CPM) pourrait contribuer à légitimer officiellement les organisations d’assistance au suicide, relativiser de manière importante l’intangibilité de la vie humaine et provoquer une résistance au sein des milieux médicaux et serait incompatible avec le principe de précision de la base légale (rapport du CF, p. 2).

Que dit la Cour européenne des droits de l’homme?

La jurisprudence de la CrEDH a évolué vers une reconnaissance du droit à une mort autodéterminée indépendamment de l’état de santé. La Cour tend aujourd’hui à examiner les requêtes d'assistance au suicide non plus sur la base du droit à la vie, mais sur la base du droit au respect de la vie familiale (art. 8 CEDH), en déduisant le droit à une mort autodéterminée d’une interprétation extensive du droit à l’autonomie personnelle (art. 10 al. 2 Cst.; art. 8 CEDH).

Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), le droit à la protection de la vie privée et familiale consacre un droit au choix de mourir, mais pas de droit d’exiger l’aide de l’État pour mettre fin à ses jours. Dans l’affaire Haas c. Suisse en 2011, la Cour avait jugé que la Suisse n’avait pas l’obligation de faciliter l’accès aux prescriptions létales pour les personnes voulant mettre fin à leurs jours. Les juges avaient toutefois estimé qu’en vertu du droit au respect de la vie privée et familiale, un individu a le droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu'il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à ce propos et d'agir en conséquence (par. 51).

En 2013, dans l’affaire Gross c. Suisse, premier cas portant sur une demande d'assistance au suicide d'une personne souhaitant mettre fin à ses jours sans justifier d'aucune maladie en phase terminale, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas d'obligation positive des États parties de garantir aux justiciables un droit à mourir par des mesures législatives. Dans cet arrêt, la CrEDH a toutefois considéré que les conditions d’accès à l’assistance au suicide en Suisse n’étaient pas assez claires et violaient ainsi l’art. 8 CEDH. Les juges de Strasbourg avaient estimé qu’une personne ne souffrant pas d’une maladie au stade terminal devait pouvoir avoir accès à des règles claires, l’absence de dispositions juridiques étant préjudiciable pour l’exercice des droits humains (par. 58-60).

Le droit à une mort autodéterminée en évolution

Une évolution se fait sentir en matière de reconnaissance d'un droit à une mort autodéterminée indépendamment de l'état de santé. Rares sont les pays qui autorisent le suicide médicalement assisté; au cours des dix dernières années, un nombre croissant de pays et de juridictions ont toutefois fait le pas. En Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg sont récemment entrées en vigueur des lois sur l'euthanasie et l'assistance au suicide dépénalisant l'euthanasie médicalement assistée sous respect de critères de diligence. Le Parlement néerlandais se penchera prochainement sur une proposition de loi visant à autoriser l'aide au suicide pour «vie accomplie» à partir de 75 ans, en dehors de toute condition médicale. Le texte prévoit que la personne qui souhaite mettre fin à ses jours soit capable de discernement, et qu'un·e·x accompagnateur·trice·x de fin de vie vérifie le respect de plusieurs conditions.

En Suisse, la législation fédérale dans le domaine de l’assistance au suicide n’a pas évolué depuis les critiques de la CrEDH en 2013, à la suite desquelles elle avait renvoyé aux directives de l’ASSM (ATF 133 I 58). En 2018, une nouvelle révision de ces directives avait suscité des critiques: l’abandon du critère de «fin de vie imminente» au profit de celui de «souffrances insupportables» est plus subjectif et difficile à définir pour les médecins, d’autant qu’il n’est pas précisé si ces souffrances doivent être uniquement physiques ou peuvent être psychologiques.

Face à cette imprécision juridique, les cantons vont de l’avant. En 2014, le canton de Neuchâtel a consacré le droit de choisir les modalités et le moment de sa mort (art. 35a de la Loi neuchâteloise sur la santé). Ainsi, les établissements sanitaires reconnus d’utilité publique doivent donner libre accès aux associations d’aide au suicide afin de réaliser la volonté suicidaire des personnes résidentes. Deux fondations propriétaires d’établissements médico-social ont fait recours devant le Tribunal fédéral pour demander l’annulation de la loi, portant selon elles atteinte à leur liberté de conscience et croyance ainsi qu’au principe d’égalité de traitement. Dans son arrêt de 2016, la Haute Cour a rejeté le recours et a reconnu qu’il existe pour chacun le droit de choisir la forme et le moment de la fin de sa vie fondé sur le droit à l’autodétermination de l’art. 8 CEDH et la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.), à condition que la personne concernée soit en mesure de se déterminer librement et d’agir en conséquence (consid. 3.2), c’est à dire capable de discernement (art. 16 CC). Le canton de Genève a quant à lui adopté une réglementation de l’assistance au suicide en 2018 imposant aux institutions tant d’utilité publique que privée d’accepter les requêtes de suicides assistés (art. 39A de la Loi genevoise sur la santé), le droit à l’autodétermination devant être garanti pour toutes les personnes résidentes. En 2018 également, le tribunal de district de Uster a libéré le fondateur de Dignitas des chefs d'accusation d'assistance au suicide (art. 115 CP) et usure (art. 157 CP) répétées, au motif que ses honoraires pour trois accompagnements vers la mort ne s’apparentaient pas à un mobile égoïste.

Dans l’affaire Beck, en renonçant à se prononcer sur le fond de l’assistance au suicide, le Tribunal fédéral a manqué une occasion de pointer du doigt le manque de clarté du droit en matière d’assistance au suicide, et de clarifier celui-ci, notamment pour les personnes qui souffrent non pas d’une maladie incurable ou de limites fonctionnelles, mais de la vie et des douleurs psychologiques qu’elle peut provoquer. Une réforme législative de l'assistance médicale au suicide s'impose: la Suisse doit se doter d’une loi formelle réglant les conditions et la procédure nécessaire à l'octroi d'une ordonnance médicale pour la distribution de médicaments létaux.

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