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Quel accès à la justice pour les victimes de l'amiante?

15.11.2017

En mars 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a rendu un arrêt mettant en cause le délai de prescription en droit suisse dans le cas de victimes de maladies liées à l’amiante. Dans l’arrêt Howald Moor et autres c. Suisse, la CrEDH s’est exprimée sur le recours déposé par la famille d’Howald Moor, décédé des suites d’un cancer de la plèvre lié au contact régulier que l’ouvrier avait avec l’amiante dans le cadre de son travail dans les années 70. Sa famille avait voulu porter l’affaire devant les tribunaux suisses après son décès en 2005, mais leurs prétentions ont été jugées prescrites par le Tribunal fédéral, qui n’est de fait pas entré en matière.

Il a fallu des années au Parlement pour se mettre d’accord, mais il a finalement doublé le délai de prescription pour les dommages corporels. Une évolution qui ne règle cependant pas réellement l’accès à la justice pour les victimes de l’amiante. D’autant plus que, parallèlement, un fonds d’indemnisation a été mis en place pour les victimes qui renoncent à toutes éventuelles actions judiciaires ultérieures. Une «solution juste et équitable» pour ceux qui ont participé à son élaboration, une façon de blanchir purement et simplement les entreprises pour les critiques.

L’argumentation de la Cour

En 2014, la CrEDH s’est dite convaincue des buts légitimes poursuivis par la règle juridique de prescription, à savoir la sécurité juridique. Elle a cependant jugé que l’application systématique de la règle de prescription à des victimes de maladies qui ne peuvent être diagnostiquées que de longues années après les événements pathogènes, prive ceux-ci de la possibilité de faire valoir leurs droits en justice. Elle a estimé que dans les cas où il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, cette circonstance devrait être prise en compte dans le calcul du délai de prescription.

Les juges n'ont cependant pas examiné l'affaire du point de vue de la violation de l’article 14 CEDH et ne se sont de fait pas prononcés sur le fait de savoir si les recourant-e-s victimes de maladies liées à l’amiante étaient ou non discriminé-e-s par rapport à d’autres recourant-e-s.

Réaction du Tribunal fédéral

Le 11 novembre 2015, le Tribunal fédéral a admis dans un nouvel arrêt la demande de révision concernant les prétentions en dommages-intérêts et indemnités pour tort moral des filles d’Howald Moor. Il a ainsi renvoyé la cause au Tribunal des prud'hommes de Baden, précisant que, à la lumière de l’arrêt de la CrEDH, la prescription ne devra pas être prise en compte dans la nouvelle décision à rendre en l'espèce.

Les juges de Mon Repos ouvrent ainsi la voie à de nombreuses procédures civiles, puisque leur arrêt implique que le délai de prescription de dix ans ne pourra plus être évoqué dans les cas concernant des victimes de l’amiante.

Nouveau droit de la prescription

Avant l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil fédéral avait déjà entrepris une révision du droit de prescription. Il avait alors décidé de prolonger le délai de prescription absolu de dix à trente ans. Dans le cas d'Howald Moor, cela aurait suffi pour permettre à la famille du disparu de porter une action en justice avant l’échéance du délai de prescription, puisque dans son cas, la maladie s’est déclarée 26 ans après avoir été exposé à l’amiante dans son milieu professionnel. Mais ce projet n’a pas convaincu le Parlement.

Après un va et vient de plusieurs années, les chambres fédérales se sont finalement accordées le 15 juin 2018 pour le doublement du délai de prescription pour les dommages corporels. Le délai de prescription absolu passera ainsi de dix ans à vingt ans à partir du 1er janvier 2020, date à laquelle la nouvelle loi entrera en vigueur. Un délai qui, tout en présentant une amélioration, n’aurait pas suffi pour Howald Moor, comme pour nombre de victimes de l’amiante.

Pas d’exception pour les victimes de l’amiante

Une lacune qui a soulevé nombre de débats au Parlement. Une alternative longtemps discutée était celle d'ouvrir un délai de grâce d'un an pour les victimes de l'amiante, et seulement elles, suite à l'entrée en vigueur du nouveau droit de la prescription. Cette disposition n’aurait valu que lorsque l'intéressé-e n'avait pas eu connaissance du dommage avant l'échéance des délais ou/et si sa demande avait déjà été définitivement rejetée devant un tribunal en raison de la prescription. Cette solution excluait par ailleurs toutes les personnes atteintes de la maladie sans le savoir encore et n’était donc pas absolument juste. Considérée par beaucoup comme un «lot de consolation», elle était néanmoins censée ouvrir une petite fenêtre pour agir en justice. Une fenêtre qui s’est fermée en mars 2017 avec la création de la Fondation Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, abrégée fondation EFA. En 2014, les parlementaires avaient estimé en effet que la disposition transitoire spéciale ne pouvait s’appliquer qu’en l’absence d’un fonds d’indemnisation.

Fondation de soutien

La Fondation Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante est opérationnelle depuis le 3 juillet 2017 et a déjà fourni ses premières prestations. Résultat d’un compromis entre syndicats, entreprises et assurances, elle a pour objectif d’apporter une aide rapide et non bureaucratique en complément des prestations de l’assurance accident aux personnes qui, à partir de 2006, ont déclaré une tumeur maligne de la plèvre ou du péritoine (mésothéliome) ou à leurs proches. Le financement du fonds, prévu jusqu’en 2025, s’élève à 100 millions de francs, provenant notamment des contributions volontaires de l’industrie de transformation de l’amiante, des entreprises de construction, du secteur des assurances et des entreprises ferroviaires. La Fondation prévoit également un soutien psychologique pour les victimes de l’amiante et leurs proches.

Justice à vendre?

Seul bémol à ce tableau aux allures idylliques: pour pouvoir bénéficier du soutien financier de la fondation, autrement dit du fonds d’indemnisation, les victimes de l’amiante doivent renoncer à toutes actions en droit civil. Précisée sur le site de la Fondation, cette condition a fait beaucoup réagir les personnes engagées de longue date pour les victimes de l'amiante en Suisse. C'est le cas notamment du Comité d'aide et d'orientation des victimes de l'amiante, qui s'est indigné dans le Courrier. Pour lui, un tel procédé n'est autre «qu'une façon de blanchir les entreprises». Sur son site, ce comité actif depuis une quinzaine d'années s'applique par ailleurs à mettre en garde les victimes de l'amiante contre le fait d'accepter précipitamment toute aide, qu'elle vienne des entreprises ou de l'Etat.

Commentaire de humanrights.ch

Au moment des discussions parlementaires autour du nouveau délai de prescription, plusieurs voix s'étaient élevées contre le refus politique d'accorder justice aux victimes de l'amiante. Alors que Pirmin Bischof (PDC/SO) rappelait que 1600 personnes étaient déjà mortes de cette maladie différée à ce jour, Christian Levrat (PS/FR) s'indignait quant à lui du déséquilibre des forces en présence. «Je suis frappé de la tonalité des courriers que nous avons reçus ces dernières semaines, de l'intensité du lobbying auquel nous sommes exposés dans cette affaire, et surtout du côté unilatéral de ce lobbying, avait-il déclaré devant la Chambre haute. Tout se passe comme si seuls les auteurs des dommages en question avaient des organisations aptes à les défendre.»

Un malaise qui ne manque pas de s'accentuer face à la création d'une fondation d'aide aux victimes en grande partie financée par les entreprises en cause et qui soumet toute aide à une renonciation des poursuites judiciaires. Ceci d'autant plus que le nouveau droit de la prescription ne résout pas le problème d'un grand nombre des personnes touchées. Reste que la décision de la Cour européenne des droits de l'homme garantit aux victimes leur droit d'accès aux tribunaux. L’arrêt précisait qui plus est que la prescription devrait tenir compte du moment où la personne venait à connaissance d’être malade. On peut donc imaginer que la Cour goûtera peu la solution trouvée par les parlementaires.

Le fait que Simonetta Sommaruga a rappelé à plusieurs reprises que les arrêts de Strasbourg sont contraignants n’a pas plu sous la Coupole alors que l'ombre de l'initiative d'autodétermination de l'UDC planait déjà sur les débats. La réalité reste pourtant celle-ci et l'on ne peut que s'en féliciter alors que l'on voit le monde politique et le monde économique chercher à faire sortir par la petite porte, en douceur mais résolument, les nombreuses personnes touchées par la tragédie de l'amiante et leurs familles.

Sources

Sur le Fonds d'ademnisation

Sur le nouveau droit de la prescription

Sur l'arrêt du Tribunal fédéral (2015)

Sur la décision de la CrEDH (2014)