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Strasbourg condamne la Suisse pour avoir refusé le regroupement familial à des personnes bénéficiant de l’aide sociale

18.12.2023

Quatre réfugié·e·x·s admis·e·x·s provisoirement ont saisi séparément la Cour européenne des droits de l’homme après un rejet par les autorités et juridictions suisses de leur demande de regroupement familial. La CrEDH a reconnu une violation dans trois des quatre affaires.

Les conditions du regroupement familial en Suisse pour les réfugié·e·x·s admis·e·x·s provisoirement sont strictes — trop strictes, selon un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) relatif à quatre requêtes soumises indépendamment. Les juges ont reconnu une violation dans trois des quatre cas, considérant que les autorités suisses n’avaient pas suffisamment pris en compte les situations individuelles de chaque personne requérante en rejetant leurs demandes au motif de leur dépendance à l’aide sociale. Or, les juges de Strasbourg estiment que l’appréciation des cas doit être individualisée. Si la Cour relève que les Etats signataires de la CEDH ont une marge d’appréciation très large en matière d’immigration, elle considère que la situation personnelle des demandeur·euse·x·s doit toujours être prise en considération et faire l’objet d’un examen individualisé. Face à une demande de regroupement familial, les Etats doivent toujours mettre en balance les intérêts publics et privés en jeu, en particulier lorsque les familles de personnes bénéficiant du statut de réfugié sont concernées. En l’espèce, la CrEDH a estimé que la situation personnelle des requérant·e·x·s (en incapacité au travail pour des raisons de santé, de personnes à charge ou disposant d’un revenu insuffisant malgré un travail à temps plein) n’avait pas été suffisamment prise en compte, ce qui constitue une violation de leurs droits.

Restriction du regroupement familial en raison de l’admission provisoire

Les quatre requêtes ont été soumises par des personnes originaires d’Érythrée et du Tibet, arrivées en Suisse entre 2008 et 2012, qui revêtent la qualité de réfugié mais ont obtenu une admission provisoire (permis F) et non l’asile en raison d’un «motif subjectif survenu après la fuite». Ce motif subjectif survenu après la fuite, prévu par la loi suisse sur l’asile, permet l’attribution du statut de réfugié lorsque la crainte de subir une persécution survient après la fuite du pays d’origine. Ce cas de figure s’applique aux ressortissant·e·x·s de pays qui - comme l’Érythrée - condamnent très durement la sortie illégale du territoire, ou encore aux personnes très engagées politiquement après leur fuite et qui seraient en danger si elles devaient retourner dans leur pays d’origine. Ces personnes revêtent la qualité de «réfugié sur place» selon le droit international.

En Suisse, le droit au regroupement familial pour les personnes réfugiées au bénéfice d’une admission provisoire est restreint. Si la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) prévoit la possibilité de faire une demande de regroupement familial après trois ans - délai qui a été déclaré abusif et a été raccourci par le Tribunal fédéral après une décision de la CrEDH -, d’autres conditions doivent être remplies pour les réfugié·e·x·s admis·e·x·s provisoirement. L’art. 85 let. c LEI requiert notamment que les familles ne perçoivent pas l’aide sociale après un regroupement familial en Suisse.

Le droit à la famille pour les réfugié·e·x·s bénéficiant de l’aide sociale en Suisse mis à l’épreuve

Les autorités suisses ont constaté une dépendance à l’aide sociale dans les quatre cas examinés par la CrEDH, dont l’ampleur et les raisons divergeaient. Une des personnes requérantes, J.K., travaillait à temps plein, mais ne gagnait pas assez pour subvenir aux besoins des quatre membres de sa famille. Une autre, S.Y., travaillait à temps partiel et s’occupait de trois enfants, qui vivaient déjà en Suisse avant son arrivée. B.F. n’avait quant à elle jamais travaillé en Suisse, mais son incapacité au travail était totale, ce qu’a reconnu par la suite l’assurance-invalidité. Les raisons de son incapacité précédant son arrivée en Suisse, elle ne pouvait toutefois pas percevoir l’assurance-invalidité et avait donc dû se tourner vers l’aide sociale. Enfin, S.M. n’avait pas non plus travaillé en Suisse et sa capacité au travail était limitée par son état de santé, même si cette incapacité n’était pas totale.

Tant le Secrétariat d’État aux migrations - première instance compétente pour ces demandes - que le Tribunal administratif fédéral ont refusé le regroupement familial à toutes les personnes concernées. Saisie, la CrEDH a pourtant jugé que les griefs de ces dernières étaient recevables et reconnu la violation de l’article 8 de la CEDH, les décisions suisses rendant impossibles leurs vies familiales pour une longue période.

Pas de rejet systématique des demandes dans les cas de perception de l’aide sociale…

La CrEDH a examiné les quatre requêtes en une seule fois, celles-ci relevant sensiblement du même domaine et soulevant les mêmes questions de droit. Dans trois des quatre cas, la décision des juges de Strasbourg diffère de celles prises par les instances suisses, bien qu’elle lui reconnaisse une grande marge d’appréciation. Les juges ont considéré que J.K., qui travaille à 100 %, ainsi que S.Y., qui, en plus de son travail à temps partiel, a des enfants à sa charge, ont raisonnablement tout entrepris pour remplir les conditions légales suisses. Si ces conditions étaient appliquées de manière stricte et que la perception de l’aide sociale ne dépendait pas des situations individuelles, les personnes pauvres ne pourraient jamais faire venir leur famille, même si elles travaillaient. La CrEDH conclut ainsi qu’une telle application constitue une violation de l’article 8 de la CEDH.

La Cour constate également une violation dans le cas de B.F. Elle ne peut reprocher aux autorités suisses de ne pas avoir pris en considération la décision de l’assurance-invalidité, rendue après la décision du Tribunal administratif fédéral. Elle constate toutefois que, pendant la procédure en Suisse, B.F. avait déjà prouvé par des rapports et attestations médicales qu’elle souffrait de maladies tant physiques que psychiques et était donc en incapacité de travailler. La décision des autorités suisses exigeant que B.F. travaille a été en l’espèce non justifiée et n’a pas fait l’objet d’un examen concret de cette possibilité, eu égard à son état de santé.

… mais une prise en compte individuelle dans chaque cas d’espèce

La décision de la Cour concernant la dernière affaire montre qu’elle examine au cas par cas chaque situation individuelle. S.M. n’a en effet pas obtenu gain de cause, car la Cour a estimé que le Tribunal administratif fédéral avait suffisamment pris en considération la situation de S.M. et que la juridiction n’avait pas outrepassé les limites de sa marge d’appréciation. La juridiction nationale a bien pris en considération le fait que l’état de santé de S.M. lui imposait de travailler à temps partiel, en relevant à juste titre les efforts insuffisants de S.M. dans sa recherche d’un emploi à temps partiel.
Le présent arrêt ne met pas fin à la question de la perception de l’aide sociale dans le cadre de demande de regroupement familial. La Suisse devra toutefois désormais traiter avec davantage de attention les demandes des personnes bénéficiant du statut de réfugié. L’éventualité qu’une personne perçoive l’aide sociale ne doit pas constituer un argument rédhibitoire pour la demande de regroupement familial de cette dernière. Les situations individuelles, telles que le fait d’avoir des personnes à charge, d’être atteint dans sa santé ou d’être un·e travailleur·euse·x pauvre, peuvent tout à fait peser plus lourd dans la balance par rapport aux avantages pour la Suisse de mener une politique migratoire et budgétaire restrictives.

La CrEDH a jugé que l’argument avancé par la Suisse selon lequel il existe une distinction entre les réfugié·e·x·s accueilli·e·x·s en vertu du droit d’asile et les réfugié·e·x·s bénéficiant d’une admission provisoire n’était pas convaincant. La décision de la Cour se fonde sur un rapport du Conseil fédéral de 2016 indiquant que la majorité des personnes admises à titre provisoire resteraient durablement en Suisse, ainsi que sur un rapport de la Commission des droits de l’homme du Conseil de l’Europe estimant que cette proportion s’élevait à environ 90 %. La Cour a donc considéré que les réfugié·e·x·s admis·e·x·s provisoirement ne quitteraient pas la Suisse dans un futur prévisible, raison pour laquelle un droit de séjour durable doit leur être de facto garanti. Une différence de traitement entre les réfugié·e·x·s ayant obtenu l’asile et les réfugié·e·x·s admis·e·x·s à titre provisoire n’est donc pas justifiée, d’autant plus que les réfugié·e·x·s «sur place» se trouvent également dans une situation particulièrement difficile.

Le droit national ne doit donc pas opposer d’obstacles insurmontables à ces demandes de regroupement familial. La Suisse a outrepassé sa marge d’appréciation en matière de dépendance à l’aide sociale.

Conclusion

Pour les requérant·e·x·s ayant obtenu gain de cause, la décision de la CrEDH est une victoire à la Phyrrus; si ces personnes peuvent enfin jouir de leur droit au regroupement familial, les autorités suisses ayant dû accepter leurs demandes, le prix qu’elles ont payé pour cette victoire a été de passer des années loin de leurs familles respectives. B.F. avait déposé sa demande de regroupement familial pour vivre avec sa fille en septembre 2016, sept ans avant la décision de la Cour. J.K. et S.Y., qui ont aussi obtenu gain de cause, avaient soumis leurs requêtes en 2014, et ont donc attendu encore plus longtemps pour faire valoir leurs droits.

Si la Suisse avait respecté ses obligations internationales au cours de la procédure nationale, ces longues et pénibles séparations auraient pu être évitées. Il n’est donc pas étonnant que la CrEDH ait reconnu un préjudice moral et qu’à ce titre, elle ait accepté les demandes d’indemnisation des requérant·e·x·s. Il reste à espérer que les autorités suisses examineront consciencieusement cette décision et s’y référeront pour que ces séparations douloureuses ne se reproduisent plus à l’avenir.