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Affaire Perinçek contre Suisse: premier jugement de la CrEDH rendu en 2013

14.03.2014

Dans un arrêt du 12 décembre 2007, le Tribunal fédéral avait confirmé la condamnation pénale du nationaliste turc Dogu Perinçek, qui avait nié l’existence du génocide arménien au cours de ses apparitions en Suisse. Le politicien turc a ensuite fait recours contre la Suisse auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), qui lui a donné raison. Le 11 mars 2014, la Confédération a demandé à la Grande Chambre de la CrEDH d'effectuer une nouvelle appréciation du cas. Le jugement définitif est tombé le 15 octobre 2015.

Liberté d‘expression

Dans son arrêt du 17 décembre 2013, la CrEDH a donné gain de cause à Perinçek, puisque sa condamnation viole la liberté d’expression (art. 10 CEDH). Le libre exercice du droit de débattre publiquement des questions sensibles et susceptibles de déplaire constitue l’un des aspects fondamentaux de la liberté d’expression qui «distingue une société démocratique, tolérante et pluraliste d’un régime totalitaire et dictatorial» selon la Cour. En l’espèce, la CrEDH ne se prononce pas sur la question de savoir si la qualification juridique de «génocide» concernant les événements tragiques de 1915 et des années suivantes est exacte ou non. Selon la Cour la vingtaine d’Etats, sur plus de 190 dans le monde, qui ont officiellement reconnu le génocide arménien ne suffit pas pour établir un consensus international sur la qualification de «génocide». 

Une Cour divisée: l’opinion dissidente

A noter que la CrEDH n’a pas décidé à l’unanimité. Deux juges ont rédigé une opinion dissidente selon laquelle il existe un consensus international sur la qualification juridique du massacre des Arméniens. Les juges dissidents soutiendraient un recours auprès de la Grande Chambre de la CrEDH, car elle n’a pas encore eu l’occasion de s’exprimer sur cette question. Le présent arrêt est un arrêt de la première Chambre.

Les arguments de la CrEDH

La question amenée devant la CrEDH était de savoir si la Suisse avait tort ou non de condamner le nationaliste turc Dogu Perinçek pour discrimination raciale (art. 261bis CP). Pour Strasbourg la condamnation suisse de Perinçek constituait une restriction de la liberté d’expression. Une restriction prévue par une base légale et qui poursuivait un but légitime, mais n’était cependant pas nécessaire dans une société démocratique. Etant donné que la condamnation pour discrimination raciale était inscrite dans une base légale, Perinçek aurait pu se douter qu’il s’exposerait à des sanctions pénales en qualifiant le génocide arménien de «mensonge international».


Contrairement aux tribunaux suisses, la CrEDH constate l’absence d’un consensus international sur la qualification juridique des atrocités commises en 1915. Par ailleurs, la Cour n’estime pas que les propos tenus par Dogu Perinçek soient une attaque de nature nationaliste et raciste contre la communauté arménienne en Suisse. Ces propos ne visaient ni à rabaisser les Arméniens ni à inciter à la haine ou à la violence. De même, Perinçek n’a pas nié les meurtres massifs des Arméniens en tant que tels, mais seulement la qualification juridique de «génocide», selon la Cour. Pour une qualification de «génocide», la CrEDH considère qu’il manque les bases légales internationales claires, qui existent dans le cas de l’holocauste. En considérant des arrêts de deux Cours constitutionnelle européennes, la Cour estime que la négation d’un génocide ne doit pas nécessairement être reprimée par une condamnation pénale

Les critiques pleuvent

Depuis l'annonce de la décision de la CrEDH, de nombreuses personnes et institutions ont manifesté leur désaccord. The International Institute for Genocide and Human Rights Studies a publié le 6 mars 2014 une critique virulente contre la décision de la Cour dans le quotidien alémanique NZZ. De nombreux académiques, spécialistes de l'étude des génocides, y ont signé un vibrant appel à la Confédération: «Le gouvernement suisse a le devoir moral de recourir contre la décision de la CrEDH et de protéger sa norme antiracisme».

Commentaire humanrighs.ch

L’argumentation qui ressort du premier jugement de la CrEDH dans l’affaire Perinçek semble compréhensible. Pour certains, l'arrêt affirme que la liberté d’expression exige que l'on puisse discuter ouvertement de la qualification de génocide concernant des meurtres massifs ou des déportations, tant qu’aucun tribunal international ne les qualifie de tel sur la base d’un consensus général – comme dans le cas de l’holocauste.

Le premier jugement provoque cependant des interprétations divergentes. Il donne en outre lieu en Suisse à de nombreuses incompréhensions. Malheureusement, les opposants à la norme anti-racisme utilisent cet arrêt de manière propagandiste et prétendent que l’art. 261bis CP viole en tant que tel la liberté d’expression. Le jour-même où la Suisse a annoncé son recours à la Grande Chambre, l'UDC a déposé une motion au Parlement pour l'abrogation pure et simple de l'article l’art. 261bis CP, au profit de la liberté d'expression. La motion n’a jusqu’à l’heure pas encore été traitée par le Conseil fédéral.

L'on peut cependant douter que les chambres fédérales fassent bon accueil à cette nouvelle attaque, alors qu'une motion d'Oskar Freysinger (UDC/VS) qui n'allait pas aussi loin a été largement balayée au Parlement le 12 mars 2014.

Dans tous les cas, l’allégation selon laquelle l’art. 261bis CP viole en tant que tel la liberté d’expression est tout simplement erronée. Si la loi réprimant le racisme est appliquée correctement, il ne peut en résulter au maximum qu'une restriction justifiée de la liberté d’expression. Une pondération des intérêts minutieuse et une application réticente de l’art. 261bis CP par les tribunaux est et doit rester la règle.

Sources