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Manque de moyens financiers en faveur de l’interprétariat communautaire: une raison expliquant l’insuffisant soutien psychiatrique des réfugiés traumatisés

20.07.2016

De nombreux réfugiés sont traumatisés suite aux expériences vécues dans leur pays natal ainsi que pendant la fuite qui s’en est suivie, et ils nécessitent dès lors une aide psychiatrique urgente. Grâce à l'utilisation d’interprètes communautaires qualifiés ainsi que d’autres intermédiaires, la compréhension au travers des barrières linguistiques et culturelles est facilitée. Ceci est particulièrement important dans la psychiatrie, car la psychothérapie fonctionne avant tout par la langue. L’importance et la nécessité de l’interprétariat communautaire sont donc reconnues, mais le financement de ces interprètes pour des thérapies psychiatriques n'est pas clairement défini. Tous ces éléments contribuent à ce que plus d’une centaine de places manquent au sein de programmes de thérapie en Suisse et que nombre de réfugiés malades psychiquement doivent souvent attendre des mois, voire des années, avant d’obtenir un traitement adéquat.

Droit légitime à un interprète communautaire?

En dehors de procédures judiciaires, la loi suisse en vigueur ne prévoit pas un droit direct relatif à des services de traductions offets par l'Etat. La Suisse ne possède en particulier aucune base légale indépendante relative à des services de traductions pour la/le-s patient-e-s dans le domaine de la santé. Cependant, ce droit relatif à des services de traduction peut être obtenu par le droit à une information suffisante ainsi qu’au droit au consentement avant toute intervention médicale, lesquels sont ancrés dans les législations de santé cantonales.

Selon une étude de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), les autres droits relatifs aux services de traduction de l'Etat dans le domaine médical proviennent de l’art. 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies. Personne ne peut être privé d’un traitement médical indiqué pour cause d’un manque de connaissances linguistiques. Tous les renseignements pertinents à la santé doivent être accessibles pour la/le-s patient-e-s dans une langue que la personne est en mesure de comprendre (voir notre article en allemand sur le sujet «Recht auf Übersetzung im Gesundheitsbereich»).

En théorie, la Suisse serait obligée de se charger des services de traduction gratuitement dans tous les hôpitaux ou dans d'autres institutions médicales. Mais les droits garantis dans le Pacte de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas directement appliquables avant la jurisprudence helvétique. Selon le point de vue du Tribunal fédéral, les garanties du pacte onusien fournissent uniquement un mandat au législateur mais aucun droit susceptiblement exigeable.

Ainsi, il manque au niveau du consensus politique et juridique la codification d'un droit appliquable sur la santé dans la constitution fédérale (voir notre article «Refus de justiciabilité pour les droits sociaux en Suisse»).

Pas de couverture des assurances-maladies

Grâce à une véritable volonté politique, il serait possible de rembourser les coûts de l’interprétariat communautaire durant les thérapies au travers de l'assurance obligatoire des soins. Cette dernière couvre les dépenses servant au diagnostic ou au traitement d'une maladie et de leurs conséquences. Le traitement d’une maladie inclut uniquement des mesures diagnostiques, thérapeutiques ou de soins infirmiers. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral (voir Arrêt du 31 décembre 2002), la traduction dispensée par des interprètes ne constitue pas une prestation médicale et est de ce fait actuellement exclue du financement par la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal). Cependant, une modification de l’ordonnance sur la LAMal permettrait de lever cet obstacle.

Le Parlement s’est déjà à deux reprises saisi de la question du droit à la traduction dans le domaine de la santé ainsi que sur la question de la nécessité d'une infrastructure de traduction. Cela s’est fait à l'occasion d'une initiative parlementaire Menétrey-Savary en 2006 et d'une motion Luc Recordon en 2008. Les deux tentatives n'ont pas eu de succès.

Mosaïque de financements insuffisants

La Confédération et les cantons contribuent financièrement à l’engagement d’interprètes communautaires dans le cadre de leurs compétences respectives. Ainsi, l’'interprétariat communautaire constitue un point fort du programme national Migration et santé. Les autorités soutiennent financièrement le centre de compétence INTERPRET pour l’assurance-qualité et les relations publiques dans le domaine de l'interprétariat communautaire, sur place ou par téléphone, le service national de l’interprétariat téléphonique ainsi que diverses offres de formations permanentes. De nombreuses études commandées par l’OFSP ont démontré d’autres aspects qualitatifs, légaux et financiers de l’interprétariat communautaire.

Depuis janvier 2014, l’interprétariat communautaire fait partie intégrante des programmes cantonaux d’intégration (PCI). Les cantons doivent donc indiquer de quelle manière ils comptent assurer une offre qualitativement élevée dans ce domaine. Ainsi, les contributions financières sont versées à des institutions se chargeant de mettre en œuvre l’interprétariat communautaire qualifié. En Suisse romande il s’agit, par exemple, d’Appartenances pour le canton de Vaud, de la Croix-Rouge genevoise ainsi que de l’Association des Médiatrices Interculturelles (AMIC) pour le Canton de Genève, ou encore de se comprendre qui est un service de Caritas Suisse mettant à disposition des interprètes communautaires qualifiés pour les cantons de Fribourg, de Berne et du Jura. Dès lors, les contributions en vue d’une promotion de l'intégration sont clairement destinées à l’assurance-qualité. Dans certains cantons, le financement de l’interprétariat communautaire au sein des hôpitaux est réglé au travers d’un contrat de prestation avec les services de santé cantonaux (par exemples dans les cantons de Berne, Soleure, Vaud, Uri, Zoug ou Zürich).

Michael Müller, secrétaire général de l'organisation spécialisée INTERPRET, plaide pour un règlement national du financement de l’interprétariat communautaire pour que les injustices dues à une mosaïque de financement soient éliminées. Sur demande de humanrights.ch, il a invité à ce que «le financement des services d’interprétariat ne soit pas assuré par l’assurance-maladie obligatoire en tant que service médical, mais en tant que prestation supplémentaire indispensable. Car il s’agit du seul moyen qui permet de garantir un traitement égal ainsi qu’un accès égal et suffisant aux offres de thérapies.»

Thérapies en faveur des réfugiés traumatisés

Le premier centre de thérapie pour les victimes de torture en Suisse a été fondé en 1995 par le Service ambulatoire pour victimes de la torture et de la guerre de la Croix Rouge suisse (CRS). En raison de la forte demande pour intégrer une unité de traitement, quatre autres lieux de thérapie ont depuis été ouverts en Suisse, lesquels se sont regroupés en une association appelée «Support for Torture Victims».

La contribution financière de la Confédération et des cantons aux coûts de l’interprétariat communautaire dans la thérapie psychiatrique n’est de loin pas suffisante. Puisque les frais de l’interprétariat communautaire ne sont pas compris dans l'assurance-maladie obligatoire, les psychiatres et les psychothérapeutes établis doivent inclure dans leur tarif horaire régulier l’emploi de personnes proposant une traduction. Cette pression financière se ressent aussi indirectement pour le traitement des réfugiés traumatisés aux lieux de thérapie spécialisés. Carla Benedetti, responsable des opérations et de l’assurance-qualité du Service ambulatoire pour victimes de la torture et de la guerre du CRS à Berne observe que «beaucoup de patient-e-s avec des connaissances linguistiques insuffisantes sont déclaré-e-s dans le service ambulatoire de la CRS, et ces frais de traduction sont assumés par la CRS». Cela explique pourquoi le service ambulatoire de la CRS reçoit plus de sollicitations qu’il ne dispose de places libres.

Selon les ressources humaines, le service ambulatoire de la CRS à Berne prend en charge et accompagne entre 250 et 320 patient-e-s par an. De plus, entre 3000 et 4000 consultations et entretiens personnalisés sont organisés, dont environ deux tiers des heures de thérapie requièrent un interprète communautaire.

Les problèmes de capacité se répètent dans tous les services ambulatoires. Dans une interview accordée à la NZZ, Matthis Schick, responsable du service ambulatoire pour victimes de la torture et de la guerre à Zurich, confirme que «la demande dépasse de loin nos ressources». En conséquence, les patient-e-s doivent attendre pendant environ 1 an avant de pouvoir bénéficier des premières heures de consultations.

En plus du manque de prise en charge des coûts des services de traduction couverts par les caisses d'assurance-maladie, d'autres raisons expliquent le peu d’assistance fournie aux réfugiés traumatisés. Ainsi, la Suisse est actuellement en train de connaître une pénurie de spécialistes en psychiatrie. De plus, la pression économique dans le secteur de la santé est particulièrement forte, notamment au niveau des institutions psychiatriques dans les structures existantes. Le service ambulatoire de la CRS et l'association «Support for Torture Victims» vont essayer d'attirer l'attention des politicien-ne-s et des responsables de la santé au plan national sur ces problématiques lors d’une conférence qui aura lieu le 7 décembre 2016 à Berne.

Un projet pilote comme solution

En mars 2016, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) a mis au concours un projet pilote dénommé «Améliorer l’accès – soutien à l’interprétariat pour les personnes traumatisées dans la psychothérapie», lequel a pour but d’encourager la collaboration des services psychothérapeutiques et psychiatriques avec des interprètes dans le domaine du traitement de divers traumatismes. Depuis l'été 2016 et jusqu'au printemps 2018, les institutions intéressées qui n'auraient jusqu'à présent pas ou rarement travaillé avec des interprètes communautaires, sont soutenues afin de mettre en place une collaboration avec des interprètes grâce à un montant forfaitaire pour les missions d’interprètes et afin de sensibiliser les professionnels à l’interprétariat communautaire dans le cadre du projet. Michael Müller, secrétaire général de l'organisation spécialisée INTERPRET, juge avec réserve mais également avec un certain optimisme le projet: «De cette manière, aucune barrière financière à long terme ne sera supprimée, mais cela permettra toutefois à certaines institutions ainsi qu’aux spécialistes d’acquérir une expérience concrète avec des interprètes.»

Le projet du SEM offre la possibilité à nombre de parties impliqueés d’effectuer de nouvelles expériences avec des interprètes dans la pratique thérapeutique quotidienne, mais le manque structurel de financement des services de traduction persistera probablement sur toute la durée du projet. Et ce à moins que l’assurance-maladie prenne en charge ces services essentiels.

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