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Les renvois vers l'Italie à nouveau autorisés même en cas de graves problèmes de santé 

30.11.2022

Les personnes souffrant de graves problèmes de santé pourront désormais être renvoyées en Italie sans pour autant qu’il soit nécessaire de demander aux autorités italiennes une garantie individuelle qu’elles bénéficieront d’un hébergement et d’une prise en charge appropriés. Le Tribunal administratif fédéral fonde cette décision sur la modification du cadre légal en Italie. Selon les rapports de la société civile, les conditions précaires dans le domaine de l’asile en Italie restent cependant largement inchangées.

Dans un arrêt de référence du 19 avril 2022, le Tribunal administratif fédéral considère que pour effectuer un renvoi Dublin, les autorités suisses ne doivent plus obtenir des garanties préalables quant à la prise en charge et l’hébergement adéquats des personnes souffrant de graves problèmes de santé qui n’ont pas encore déposé de demande d’asile en Italie.

Dans le cas d’espèce, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) n’est pas entré en matière sur la demande d’asile d'un homme d'origine irakienne souffrant de graves problèmes psychiques et physiques. En vertu de l’accord de Dublin, les autorités suisses sont parvenues à la conclusion que l’Italie était responsable de la demande d’asile et qu’un rapatriement devait être effectué. Bien que le médecin compétent ait attiré l’attention du Secrétariat d'État aux migrations sur les graves problèmes de santé du requérant, aucune garantie individuelle n’a été demandée aux autorités italiennes quant à son hébergement et à sa prise en charge adéquats une fois sur place. Le Tribunal administratif fédéral a déclaré cette procédure admissible et modifié ainsi sa jurisprudence qui était en vigueur depuis décembre 2019.

Malgré l’amélioration de la situation juridique en Italie…

Après l’introduction en Italie du décret dit «Salvini» sur la sécurité publique et l’immigration fin 2018, la situation des personnes ayant fui leur pays s’est fortement détériorée sur place. Dans les centres de premier accueil ou les structures temporaires surpeuplées dans lesquelles sont hébergées les personnes relevant de la procédure Dublin, plus aucun service spécifique n’était prévu pour les personnes particulièrement vulnérables. De plus, les personnes déboutées n’avaient pas accès aux centres d’accueil «de seconde ligne» (SAI, système d’accueil et d’intégration), garantissant une meilleure prise en charge. En réaction, le Tribunal fédéral avait modifié sa jurisprudence fin 2019 et déclaré que les renvois vers l’Italie de familles et de personnes souffrant de graves maladies physiques et psychiques n’étaient pas autorisés, qu’il y ait eu ou non des garanties individuelles de la part des autorités italiennes.

Après l'annulation du «décret Salvini» en décembre 2020, le Tribunal administratif fédéral a de nouveau autorisé les renvois Dublin de familles vers l’Italie à partir d’octobre 2021, sous la condition que les autorités italiennes donnent des garanties individuelles quant à l’hébergement approprié de ces familles. Après ces modification du cadre légal, les personnes vulnérables, dont font partie les familles, les mineur·e·x·s et les personnes gravement malades, devraient en théorie pouvoir être transférées en priorité des centres de premier accueil vers le système d’accueil «de seconde ligne», où elles auraient notamment accès à un accompagnement social et psychologique, à des conseils juridiques, à des soins de santé et à une médiation linguistique et culturelle.

Dans sa dernière décision, le Tribunal administratif fédéral va encore plus loin en estimant que les personnes souffrant de graves problèmes de santé peuvent être renvoyées en Italie sans garantie individuelle de la part des autorités italiennes. Cette mesure concerne spécifiquement les personnes qui n’ont pas encore déposé de demande d’asile en Italie - des cas dits «take charge» selon l’ordonnance Dublin III. Le Tribunal administratif fédéral part du principe qu’avec l’abrogation du décret Salvini, les autorités italiennes accorderont à ces personnes l’accès à des soins médicaux appropriés et à un hébergement adéquat. Seules les personnes ayant déjà déposé une demande d’asile en Italie ou dont la demande a été rejetée («take back») peuvent encore continuer à être renvoyées en Italie à condition que des garanties individuelles soient prévues.

...la situation dans le domaine de l’asile reste précaire

Selon le Tribunal administratif fédéral, les personnes qui n’ont pas encore déposé de demande d’asile en Italie sont prises en charge dès leur arrivée, bénéficient d’un suivi médical et ont accès aux prestations sociales. Ces considérations du tribunal vont diamétralement à l’encontre des appréciations des organisations de la société civile. L’Organisation suisse d'aide aux réfugiés (OSAR) constate par exemple que les personnes transférées dans le cadre de la procédure Dublin qui n’ont pas encore déposé de demande d’asile en Italie doivent, comme toutes les autres personnes en quête de protection, d’abord faire une demande d’asile avant d’avoir accès à ces prestations. Elles sont alors confrontées à différents obstacles et de longs délais d’attente. De plus, même après leur enregistrement, elles n’ont aucune garantie d’un hébergement adéquat ou d’une prise en charge appropriée. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés considère donc que l’allègement des règles relatives aux garanties suffisantes individuelles est problématique.

En février 2022, l’OSAR a par ailleurs publié un rapport sur la situation des personnes requérantes d’asile et des bénéficiaires de protection souffrant de troubles psychiques en Italie. L’accès aux soins psychologiques et psychiatriques sur place y est décrit comme difficile. L’Organisation suisse d'aide aux réfugiés déconseille de manière générale les renvois en Italie de personnes souffrant de maladies psychiques.

En règle générale, les personnes renvoyées atterrissent aujourd’hui encore dans les centres de premier accueil. Le nouveau cadre légal a certes réintroduit certaines prestations que le décret Salvini avait supprimées, mais les moyens à disposition sont extrêmement limités. Dans les centres de premier accueil, les demandeur·euse·x·s d’asile n’ont accès à un·e·x travailleur·euse·x social·e·x ou à un·e·x spécialiste de la santé que 15 minutes par mois en moyenne. De plus, un·e·x spécialiste de la santé mentale n’est disponible que six heures par semaine dans les petits centres pouvant accueillir jusqu’à 50 personnes et 24 heures par semaine dans les grands centres pouvant accueillir jusqu’à 300 personnes.

Le système d’accueil secondaire (SAI), mieux équipé en théorie, ne dispose pas suffisamment de places pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou physique, et tous les centres SAI ne proposent pas de suivi psychologique. Lorsque les autorités italiennes sont informées, par la Suisse par exemple, des besoins particuliers d’une personne, cette information ne parvient souvent pas aux services responsables de l’affectation aux centres. De nombreuses informations se perdent également lors du passage du système de premier accueil au système «de deuxième ligne», et les besoins particuliers des personnes en quête de protection ne sont pas reconnus. Enfin, la langue représente un obstacle considérable, le personnel médical spécialisé parlant souvent uniquement italien et les traducteur·trice·x·s étant seulement disponibles pour le temps prévu pour les examens médicaux dans les centres.

Les droits humains menacés

Avec son arrêt de référence, le Tribunal administratif fédéral montre une fois de plus qu’il n’examine pas suffisamment le cas ni la situation effective sur place dans le cadre d'un renvoi Dublin. Sur la base d’informations fournies par les autorités italiennes, il procède à une évaluation trop optimiste de la situation et sous-estime les faiblesses structurelles du système d’asile italien. Considérer des pays Dublin comme l’Italie comme «sûrs» parce qu’ils ont ratifié la Convention de Genève sur les réfugiés et la Convention européenne des droits de l’homme ne tient pas compte de la situation réelle qui prédomine en Italie, et a des conséquences catastrophiques du point de vue des droits humains, en particulier pour les personnes gravement malades. Il est également inquiétant de constater que le Tribunal administratif fédéral fait totalement abstraction de l’expertise de longue date et de l’appréciation des organisations spécialisées de la société civile.

Tant que la Suisse n’examinera pas les conditions de vie des personnes relevant du système d’asile italien, elle devra assumer, lorsqu’elle effectuera des renvois vers l’Italie, de potentiellement commettre des violations de l’interdiction de la torture inscrite dans la Convention européenne des droits de l’homme (art. 3 CEDH) et dans la Convention de l’ONU contre la torture. Ce risque a été confirmé le Comité contre la torture de l’ONU notamment: cet organe a récemment stoppé provisoirement, par le biais de mesures conservatoires («interim measures»), le renvoi vers l’Italie d’une personne suicidaire et souffrant de troubles de stress post-traumatique. Ces mesures montrent que la menace pour les droits humains des personnes souffrant de maladies graves est sérieuse.

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