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Les mesures conservatoires: un instrument prometteur pour la protection des droits humains

25.10.2022

Des organes de traités de l’ONU ont prononcé à plusieurs reprises des mesures conservatoires à l’égard de la Suisse. Celles-ci visent à garantir aux personnes en cours de procédure une protection face à un risque de violation de leurs droits humains. Ces mesures s’avèrent particulièrement utiles dans le domaine de l’asile, l’association AsyLex étant déjà parvenue à en faire prononcer contre la Suisse dans plus de 20 cas à travers des communications individuelles; aussi, elles pointent les lacunes de la pratique juridique suisse.

Amna* fuit la Somalie. Elle y a été mariée de force et abusée physiquement et psychologiquement par son mari. Une organisation terroriste a pillé sa maison et assassiné son mari. Pendant sa fuite, Amna a été violée et exploitée. Elle rejoint la Grèce et y dépose une demande d’asile qui est couronnée de succès. Toutefois, les centres d’asile n’ayant plus de place disponible, elle doit vivre dans la rue à Athènes. Lorsqu’elle subit un autre viol et que la police grecque ne lui fournit aucun soutien médical ou psychologique, elle prend la fuite et se rend en Suisse.

Les autorités suisses veulent renvoyer la jeune femme en Grèce, pays dans lequel elle a obtenu l’asile, bien qu’elle souffre d’un syndrome post-traumatique et a des tendances suicidaires. Ni le Secrétariat d’État aux migrations ni le Tribunal administratif fédéral ne tiennent compte des risques que représente le rapatriement d’une jeune femme victime de violence sexualisée et fondée sur le genre.

Avec l’aide de l’association AsyLex, Amna dépose une plainte individuelle contre la Suisse auprès du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. En raison du risque accru de violation des droits humains qu’Amna court en Grèce, le Comité ordonne des mesures conservatoires: la Suisse doit surseoir à son renvoi jusqu’à ce que le Comité ait pu vérifier les risques concrets qu’elle encourt. Amna peut donc provisoirement rester en Suisse.

Les mesures conservatoires dans les procédures de communication individuelle

Un individu ou une organisation telle qu’AsyLex agissant en tant que représentante légale peut saisir les comités en charge de l’application des conventions onusiennes ou de leurs protocoles additionnels au moyen d’une procédure de communication individuelle afin d’y faire valoir la violation d’une ou de plusieurs garanties conventionnelles.

La procédure de communication individuelle est valable à condition que l'État faisant l'objet de la plainte ait ratifié les conventions et leurs protocoles additionnels, qui prévoient l'accès à cette procédure et reconnaissent la compétence du comité en charge de la convention pour traiter ces plaintes. La Suisse peut donc être saisie d’une communication individuelle auprès du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la torture (CAT), du Comité des droits de l’enfant (CDE), du Comité des Nations Unies pour l’élimination de toute forme de discrimination (CERD) ainsi qu’auprès du Comité des Nations Unies contre les disparitions forcées (CED). La Suisse n'a en revanche pas ratifié les protocoles additionnels nécessaires pour déposer des communications individuelles auprès du Comité des droits de l'homme de l'ONU (CCPR), du Comité des droits sociaux de l'ONU (CESCR) et du Comité des droits des personnes en situation de handicap de l'ONU (CRPD).

Étant donné que les procédures de communication individuelle ne produisent pas d’effet suspensif et peuvent durer plusieurs années, le Comité des Nations Unies en charge de l’application de la convention en question peut demander à l’État faisant l’objet de la plainte de prendre des mesures conservatoires. Ces «interim measures» visent à protéger les personnes en cours de procédure de communication individuelle contre des violations imminentes des droits humains et de dommages irréparables qu’elles pourraient subir. La Cour européenne des droits de l'homme (règle 39) utilise également un mécanisme de protection similaire à celui des comités onusiens.

L’asile au cœur des mesures

C’est tout particulièrement en matière d’asile que la Suisse est visée par les mesures conservatoires prononcées par les organes de traités onusiens. C’est ainsi que l’organisation AsyLex – avec le soutien de Stephanie Motz et de Fanny de Weck de Rise Attorneys at Law – est parvenue à faire prononcer des mesures provisoires dans 23 cas en l’espace de deux ans. Ces mesures ont pu éviter le renvoi de personnes ayant fui leur pays et prévenir la violation de leurs droits humains dans neuf procédures devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, six procédures devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la torture, cinq procédures devant le Comité pour les droits de l’enfant et une procédure devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale. AsyLex a échoué à faire prononcer des mesures provisoires dans quatre cas seulement.

Dans neuf des décisions de renvois attaquées, les organes de traités onusiens ont stoppé les transferts dans le cadre de la procédure Dublin. C’est le cas pour Luam*, dont les autorités suisses avaient ordonné le transfert en Italie. Luam a été persécuté et torturé dans son pays d’origine, l’Éthiopie, avant de fuir en Italie. Là-bas, il est contraint de vivre dans la rue pendant plus de quatre ans malgré un diabète chronique, un trouble de stress post-traumatique et des tendances suicidaires. En dépit de sa vulnérabilité particulière, les autorités italiennes ne lui offrent ni protection ni soutien matériel, médical ou psychologique. Luam fuit alors vers la Suisse, où sa demande d’asile est refusée et où un renvoi est ordonné selon la procédure Dublin. Ce n’est que par l’intervention du Comité de prévention de la torture de l’ONU que le transfert peut être provisoirement évité par le biais d’une mesure provisoire.

Dans cinq autres cas, AsyLex a pu empêcher le renvoi de personnes devant être transférées dans des «pays tiers sûrs» où elles avaient déjà obtenu un statut de protection, tels que la Grèce ou la Bulgarie. La situation des personnes en recherche de protection est particulièrement précaire dans ces pays; le statut de «réfugié reconnu» n’existe que sur papier et aucun soutien concret n’est fourni sous forme de nourriture, de logement ou de soins médicaux. C’est précisément ce qui est arrivé à Ellaha*, qui a fui l’Iran afin d’échapper à un mariage forcé. Elle arrive en Grèce où son statut de réfugiée est reconnu. Malgré cela, aucun logement ne lui est attribué et elle est contrainte de vivre dans la «jungle» où elle est violée à deux reprises avant de tomber enceinte. La police grecque ne lui offre aucun soutien, ni médical ni psychologique; aussi, Ellaha continue sa fuite vers la Suisse. Bien qu’elle soit survivante de violence sexuelle et fondée sur le genre, les autorités suisses ne procèdent pas à une consultation spécifique à son arrivée et ne tiennent pas compte des risques auxquels Ellaha aurait été exposée en cas de renvoi en Grèce. L’exécution de la décision de renvoi, prononcée par le Secrétariat d’État aux migrations et soutenue par le Tribunal administratif fédéral, ne peut être évitée que par le dépôt d’une communication individuelle: le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes empêche le rapatriement par une mesure conservatoire.

AsyLex a pu obtenir des mesures conservatoires dans toutes les procédures de communication individuelle déposées auprès du Comité des Nations Unies des droits de l’enfant, «succès» reflétant le manque de considération de l’intérêt supérieur de l’enfant par les autorités suisses. C’est par exemple le cas de Mariam* et de sa fille Banu*, âgée de 14 ans, qui devaient être renvoyées en Croatie. Cette décision ne tenait pas compte du fait que la mère et la fille avaient déjà subi plusieurs refoulements («pushbacks») violents à la frontière croate et qu’elles y sont menacées d’une expulsion en chaîne. Ni Mariam, survivante de violences sexuelles et fondée sur le genre, ni Banu, atteinte d’une tumeur, n’auraient eu accès en Croatie aux soins médicaux et psychologiques dont elles ont pourtant besoin. Après un recours infructueux auprès du Tribunal administratif fédéral, l’expulsion est provisoirement bloquée par l’intervention du Comité des Nations Unies des droits de l’enfant.

Les autorités n’ont non plus pas respecté l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cas de Nila* et de ses enfants, qui ont fui la guerre en Syrie avec leur mari et leur père. Arrivée en Bulgarie, la famille est internée et dispose d’un espace de vie très restreint. La mère et ses enfants ne sont pas protégé·e·x·s contre les violences physiques et sexuelles du père. Si la famille se voit octroyée le statut de réfugiée, ses membres vivent dans la rue. Fuyant son mari violent, Nila arrive en Suisse avec des enfants. Les autorités suisses décident de renvoyer la famille alors qu’elle sait qu’en Bulgarie, les enfants manqueraient d’un logement, de soins médicaux et psychologiques, d’éducation et de protection contre leur père**. Le Comité des Nations Unies des droits de l’enfant parvient finalement à stopper le rapatriement.

Outre les cas concernant des renvois vers les États Dublin et les pays tiers «sûrs», AsyLex a également obtenu des mesures conservatoires dans des cas portant sur des décisions de renvoi vers des États d’origine tels que l'Éthiopie, le Sri Lanka, la République démocratique du Congo et la Bosnie-Herzégovine. Il est frappant de constater que régulièrement, les autorités suisses n'évaluent pas suffisamment le risque individuel de torture. Ainsi, le jeune Nandan* devait être renvoyé au Sri Lanka, bien qu'il y ait été enrôlé de force dans l'organisation paramilitaire «Liberation Tigers of Tamil Eelam» et qu'après sa désertion, il ait été détenu et torturé par la police criminelle sri-lankaise pendant plus de deux ans. Même après sa libération, il est constamment surveillé, appréhendé à plusieurs reprises et menacé, ce qui l’amène à fuir vers la Suisse en 2016. Malgré le risque élevé de nouvelles persécutions et de torture en cas de rapatriement, le Tribunal administratif fédéral a confirmé la décision de renvoi du Secrétariat d'État aux migrations. Le renvoi est finalement écarté par le Comité des Nations Unies contre la torture.

En dépit des critiques répétées et massives du Comité des Nations Unies contre la torture, la Suisse continue par ailleurs de procéder à des renvois vers l'Éthiopie. Les autorités continuent à rejeter les demandes d'asile de personnes en quête de protection en provenance d'Érythrée. Et ce bien que les personnes ayant fui ce pays soient souvent contraintes de retourner dans leur pays d'origine dans lequel règne une dictature, en raison des conditions précaires du système d'aide d'urgence suisse. Selon un rapport du Rapporteur spécial de l'ONU sur la situation des droits humains en Érythrée, les personnes rapatriées* sont exposées à un risque accru de torture, de traitements inhumains et d'exécutions extrajudiciaires. Malgré cela, le Secrétariat d'État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral ne voient aucune raison d'adapter leur pratique en renonçant aux renvois vers l'Éthiopie et aux décisions d'asile négatives à l'encontre des personnes originaires d'Érythrée.

Pas d’examen au cas par cas

Le nombre élevé de mesures conservatoires prononcées et de critiques émises par les organes des traités onusiens contre la Suisse dans le domaine de l'asile n'est pas un hasard. Selon Joëlle Spahni, Head International au sein d’AsyLex, il est dû au fait que les autorités compétentes ne procèdent pas à un examen suffisant des risques individuels encourus par les personnes concernées ainsi que la situation des droits humains dans les États de destination lors des renvois: «Lors de l'examen des demandes d'asile par le Secrétariat d'État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, l’appréciation des risques individuels et liés spécifiquement au genre ainsi que la prise en compte de la vulnérabilité des personnes concernées sont lacunaires».

Les États Dublin en particulier, à savoir tous les pays de l’UE et de l’AELE, sont considérés par la Suisse comme des pays sûrs (art. 31a LAsi) dès lors qu’ils ont ratifié la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et la Convention européenne des droits de l’homme. Les faiblesses structurelles de leurs systèmes d’asile ou de leur système de santé ne sont pas reconnues par les autorités migratoires suisses. À partir du moment où une personne a déjà déposé une demande d’asile dans un État Dublin, sa demande d’asile en Suisse n’est généralement plus prise en compte et un renvoi est prononcé. D’autres États peuvent également être qualifiés d’«États d’origine ou de provenance sûre» ou d’«État tiers sûrs» par les autorités suisses si celles-ci estiment que les personnes en recherche de protection y sont à l’abri de toute persécution ou qu’il existe sur place une protection effective contre les renvois (art. 6a al. 2 let. a et b LAsi).

Pour déterminer si un pays est «sûr», les autorités se réfèrent généralement aux garanties données par les États Dublin ou sur les accords bilatéraux de réadmission conclus avec des États tiers. «Sur la base d’informations fournies par les autorités, le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral continuent souvent à faire des évaluations trop optimistes de la situation, en omettant d’examiner au cas par cas si les conditions d’accueil dans les États Dublin et les États tiers correspondent aux prescriptions légales ou s’il existe un risque réel de violation des droits humains», explique l’avocate Stephanie Motz.

Le revers de la médaille

Les mesures conservatoires prononcées par les organes de traités onusiens ainsi que les conclusions d’organisations spécialisées montrent que ces mesures constituent un moyen efficace de protéger, du moins provisoirement, les personnes en quête de protection de nouvelles violations des droits humains. Certes, ni ces mesures ni les décisions finales concernant les communications individuelles ne sont juridiquement contraignantes, mais l’appréciation et les exigences des comités onusiens possèdent un caractère constatatoire faisant autorité, et mettent en évidence le non-respect par les États parties de leurs obligations en matière de droits humains à partir de cas individuels. Lorsqu’un organe de traité onusien prononce des mesures conservatoires, les autorités suisses renoncent en général provisoirement au rapatriement prévu. Dans trois des cas représentés par AsyLex, les autorités sont entrées en matière sur des demandes d’asile sans même attendre la décision définitive du comité impliqué.

Au-delà des avantages que les mesures conservatoires revêtent pour garantir effectivement la protection des droits humains en Suisse, elles mettent en évidence les insuffisances de la pratique actuelle en matière d’asile du point de vue des droits humains. L’avocate Stephanie Motz explique: «Les autorités migratoires suisses prennent leurs décisions en partant du principe que, grâce aux accords bilatéraux, des standards comparables prévalent en Europe en matière de procédure d’asile, d’accueil et d’octroi de protection. Elles ne tiennent pas suffisamment compte des véritables lacunes structurelles dans les systèmes d’asile en question, de la situation effective des droits humains sur place et de la vulnérabilité des personnes concernées». Le taux de succès des procédures accompagnées par AsyLex, qui a obtenu dans plus de 80% des cas de communications individuelles le prononcé de mesures conservatoires par les comités des Nations Unies, ainsi que les critiques émises par ces derniers sont une preuve claire que la pratique suisse en matière d’asile est trop restrictive et met en danger les droits humains des personnes en quête de protection.

* Nom modifié
** Pour assurer la sécurité des personnes concernées, le jugement en question n'est pas indiqué.

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