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Affaire Perinçek: la grande chambre à Strasbourg fait prévaloir la liberté d’expression

16.10.2015

La Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a accepté le recours du nationaliste turc Dogu Perinçek. Celui-ci avait été condamné par Tribunal fédéral après avoir nié l’existence du génocide arménien au cours de ses apparitions en Suisse. Dans ce cas sensible de portée internationale, la CrEDH a fait pencher la balance en faveur de la liberté d’expression (art. 10 CEDH).

Les faits

En 2005, lors de conférences publiques prononcées à Lausanne, Opfikon et Köniz, le politicien turc Dogu Perinçek a qualifié le génocide arménien de 1915-1917 de «mensonge international». Suite à ces déclarations, une procédure a été engagée en Suisse contre Perinçek, sur la base de l’art. 261bis paragr. 4 qui interdit de nier l’existence d’un génocide. Le Tribunal de District de Lausanne, puis sur la même lancée le Tribunal fédéral, ont tous deux déclaré Perinçek coupable. Ce dernier s’est opposé à cette décision en faisant recours devant la CrEDH. Dans une première décision rendue en décembre 2013, la Cour a considéré que la condamnation par la Suisse de Perinçek violait la liberté d’expression (art. 10 CEDH). N’acceptant pas les motifs de ce jugement, la Suisse a demandé à la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme d’effectuer une nouvelle appréciation du cas. En mars 2014, cette dernière a fait part de sa volonté de traiter l’affaire Perinçek.

Liberté d’expression

Le jugement final du 15 octobre 2015 de la Grande Chambre de la CrEDH insiste sur le fait qu’on ne peut tolérer, dans une société démocratique, la condamnation pénale de Dogu Perinçek. Les affirmations avancées par le politicien turc lors ses apparitions en Suisse tombent sous le coup de la liberté d’expression, et ce quand bien même elles touchent à l’identité et à la dignité des membres de la communauté arménienne. Le politicien turc n’avait en outre aucune intention de propager la haine à l’encontre de la population arménienne. La Grande Chambre confirme alors la décision rendue par la première Chambre de la CrEDH en décembre 2013.

Les arguments de la Cour

Il convient tout d'abord de souligner que la CrEDH ne s’est pas exprimée sur la qualification des massacres et des déportations de 1915, à savoir si les faits correspondaient à la définition du génocide ou pas. Ne s’estimant pas compétente sur ce point, elle a jugé opportun de déléguer cette responsabilité à un tribunal pénal international. Dans son arrêt, la CrEDH insiste sur le fait qu’il n’existe aucun consensus établi par les États parties à la CEDH pour déterminer si le fait de nier l’existence d’un génocide doit être poursuivi pénalement.

Lors de leur appréciation, les juges de la Grande Chambre ont opéré une pesée d’intérêts entre deux droits fondamentaux protégés par la CEDH. Ils soulignent, d’une part, l’atteinte évidente à la liberté d’expression de Dogu Perinçek (art. 10 CEDH). D’autre part, ils affirment que les propos de ce dernier touchent de près la dignité et l'identité de la communauté arménienne, menaçant ainsi le droit à la vie privée protégé par la CEDH (art. 8 CEDH). La CrEDH souligne à cet égard que la diaspora arménienne fonde entre autre son identité sur le fait d'avoir été victime d'un génocide. Le Tribunal fédéral avait notamment invoqué la protection de la dignité humaine des Arménien-ne-s dans la condamnation de Dogu Perinçek.

La Cour considère que les propos de Dogu Perinçek relèvent d'une question d'intérêt public. Sur la base des affirmations publiques qu'il a prononcées en Suisse, la Cour certifie ne pas avoir détecté d’appel à la haine contre les membres de la communauté arménienne. Celui-ci ne les a ni traités de menteurs, ni même caricaturés et n’a pas utilisé d’autres mots injurieux à leur égard. Ses propos s’adressaient davantage à l’intention des «impéralistes aux intentions perfides» à l’époque de l’Empire ottoman. Enfin, ses dires n’étaient pas fondés sur la volonté de créer un précédent historique. Sa condamnation pénale par la Suisse n'était dès lors pas justifiée.

De plus, rien n'obligeait la Suisse à porter l’affaire Perinçek au pénal. Selon l’appréciation de la CrEDH, la peine prononcée à son encontre ne reflétait pas l’opinion actuelle en Suisse.

Avis divergents

Au sein de la Grande Chambre, le jugement a également soulevé des controverses. Sur les 17 juges qui se sont exprimés, 7 d’entre eux ne partageaient pas ses conclusions.

Commentaire humanrights.ch

Les juges de la Grande Chambre de la CrEDH n’ont pas souhaité engager un débat historique, ce qui semble louable. Sans entrer dans une analyse détaillée, le communiqué de presse sur le jugement développe tout de même deux axes importants. Il commente, d'une part, l'application du quatrième paragraphe de la norme antiraciste (art. 261bis §. 4): la négation d’un génocide ne peut pas être considérée en soi comme un acte délictueux. Elle le devient dès lors que les propos rabaissent de façon ciblée un groupe ethnique ou religieux (art. 261bis). D’autre part - et c’est ce qui constitue un élément nouveau -, la portée de la dépréciation de ce groupe doit être telle qu’elle équivaut à une attaque directe de la dignité humaine ou à un appel à la haine contre le groupe en question. Des critères qui sont, par exemple, remplis dans le cas de la négation de l'Holocauste; mais pas dans celui des propos de Dogu Perinçek sur le génocide arménien.

Il s’agit là d'un point sensible qui mérite une discussion plus approfondie. Il est, en revanche, certain que quatre paragraphes sur cinq de la norme antiraciste ne sont pas du tout analysés dans cet arrêt. Seule est remise en cause l'interprétation du quatrième paragraphe sur le génocide et le crime contre l'humanité. La déclaration selon laquelle le jugement actuel de la CrEDH ne respecte pas la norme antiraciste est donc fausse. La grande majorité des jugements rendus par la justice suisse sur la base de l'art. 261bis ne sont pas concernés par la décision rendue et ne font en aucun cas l'objet d’une remise en question.