La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Suisse pour avoir manqué de protéger la vie d’une femme qui avait été séquestrée, maltraitée et violée par son compagnon après lui avoir annoncé son intention de mettre fin à leur relation. Elle considère que les autorités ont fait preuve d’inaction face à un danger certain et imminent, alors même qu’elles étaient conscientes du comportement violent de l’homme.

En septembre 2007, la requérante, N.D., met fin par courriel à la relation qu’elle avait entamée avec un homme, X., en novembre 2006. En réaction, X. pénètre par effraction au domicile de la requérante, la séquestre, tente de l’asphyxier, la viole, la blesse grièvement avec une arbalète et l’enferme dans son véhicule. La nuit suivante, il la ramène à son appartement sous la menace, où la requérante parvient à alerter le psychologue de X., qui l’avait appelé, permettant l’intervention des secours. N.D est retrouvée en état critique et hospitalisée; X est arrêté le jour même, mais se suicide en garde à vue.
En 2015, la requérante engage une action en responsabilité de l’Etat contre le canton de Lucerne, reprochant aux autorités d’avoir manqué à leur devoir d’information sur le passé criminel et la dangerosité de son compagnon, ainsi qu’à leur devoir de protection. La demande de N.D est toutefois rejetée par les juridictions cantonales, puis par le Tribunal fédéral dans un arrêt du 8 juin 2018. N.D décide alors d’introduire un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH). Dans son arrêt du 3 avril 2025, celle-ci conclut que la Suisse a violé l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui protège le droit à la vie. Cet arrêt renforce les obligations des États membres du Conseil de l’Europe en matière de prévention et de lutte contre les violences domestiques.
Des antécédents pourtant connus par la police
N.D ignorait les antécédents de X., qui avait été condamné en 1995 à une peine de prison de 12 ans d’emprisonnement pour le viol et le meurtre de son ancienne compagne en 1993. Libéré sous conditions strictes, incluant l’interdiction de contacter son ex-compagne et l’obligation de suivre une psychothérapie, X. avait de nouveau été placé en détention provisoire en 2006 à la suite de plaintes pour menaces, contrainte, usage abusif des télécommunications et diffamation de son ancienne compagne. Malgré un rapport psychiatrique alertant sur sa dangerosité, X. avait été remis en liberté sous les mêmes conditions qu’auparavant. En août 2007, N.D. avait contacté le médecin de famille de X., s’inquiétant du comportement de ce dernier. Le médecin lui avait conseillé de mettre un terme à leur relation, précisant qu’il fallait éviter de le faire de manière abrupte. Il avait informé la police de son entretien avec la requérante et, le lendemain, N.D avait eu un entretien téléphonique avec un policier, indiquant qu’elle souhaitait mettre fin à cette relation et qu’elle subissait un harcèlement de la part de X. par téléphone et SMS, sans toutefois porter plainte à ce stade.
Si les autorités disposaient d’éléments importants sur la dangerosité de l’auteur, la requérante, n’y avait quant à elle pas accès, car ces informations ne pouvaient lui être communiquées. Selon les dispositions du droit suisse relatives au casier judiciaire (article 24 par. 3 de l’Ordonnance sur le casier judiciaire), les extraits de casier judiciaire concernant des tiers ne peuvent en effet être communiqués à des particuliers qu’avec le consentement écrit des personnes concernées d’une part; d’autre part, puisque les rapports psychiatriques sont protégés par le secret de fonction, leur divulgation peut constituer une infraction pénale (article 320 et article 321 du code pénal suisse).
Les Etats doivent protéger la vie des femmes menacées…
Dans son arrêt, la CrEDH réaffirme les principes fondamentaux établis dans sa jurisprudence relative à l’article 2 de la CEDH protégeant le droit à la vie. Elle souligne qu’en vertu de cet article, les États ont des obligations positives; l’obligation d’agir de manière concrète pour protéger toute personne dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui. Ces obligations prennent une dimension particulière dans le contexte des violences faites aux femmes et, plus spécifiquement, des violences domestiques.
Deux arrêts majeurs concrétisent ces obligations. Dans l’affaire Opuz c. Turquie, la CrEDH avait fondé l’obligation de prévention effective des violences conjugales, compte tenu de la vulnérabilité particulière des victimes dans ce contexte. L’Etat est tenu de mettre en place un cadre législatif efficace, capable non seulement de sanctionner les auteurs de violences, mais aussi de prévenir la survenue de violences. La CrEDH a précisé les critères d’appréciation permettant de déterminer si un État a rempli ses obligations dans son arrêt relatif à l’affaire Kurt c. Autriche. Dès lors qu’une plainte est déposée, les autorités doivent réagir sans délai en apportant une réponse immédiate aux allégations de violences domestiques. Cette réponse doit notamment s’accompagner d’une évaluation, autonome, proactive et exhaustive du risque de létalité encouru par la victime. Les autorités ne doivent pas se contenter de la perception du risque par la victime, mais la compléter par leur propre appréciation. Si cette analyse révèle un danger réel et immédiat pour la vie de la personne concernée, les autorités ont alors l’obligation de mettre en œuvre des mesures de protection adaptées à la gravité du danger.
…même en l’absence de plainte
Dans l’arrêt N.D. c. Suisse, la CrEDH ne se contente pas de rappeler sa jurisprudence antérieure; elle étend, bien que légèrement, ses principes établis. Jusqu’ici, les juges de Strasbourg considéraient que l’obligation pour les autorités d’agir en vertu de l’article 2 de la CEDH naissait lorsque celles-ci recevaient une plainte formelle concernant des comportements violents ou menaçants. Cette démarche officielle rendait les autorités responsables de prendre des mesures de protection. Dans cette affaire, la CrEDH opère donc une évolution: elle considère désormais que cette obligation positive se déclenche même en l’absence de plainte pénale, dès lors que des informations préoccupantes sont portées à la connaissance des autorités.
En l’espèce, l’appel du médecin traitant de X. à la police a été jugé suffisant par les juges de la CrEDH pour que ce devoir de vigilance prenne effet. La CrEDH considère qu’au vu de ce signalement, les autorités n’ont pas pris des mesures suffisantes pour atténuer de manière adéquate le risque auquel la requérante faisait face. Selon la CrEDH, les dispositions relatives au casier judiciaire et aux rapports psychiatriques ont contribué à créer une asymétrie d’information. Cette situation aurait dû conduire les autorités à faire preuve d’une vigilance renforcée, qui aurait dû se traduire par une évaluation actualisée et complète du risque encouru sur la requérante.
Si la Cour salue l’initiative isolée d’un agent de police, qui avait informé la requérante des possibilités d’assistance, elle constate néanmoins que cette action est restée sans suite. Aucune évaluation concrète du danger ni mesure de protection efficace n’a été mise en place. Dès lors, en raison des lacunes du droit interne, mais aussi du défaut d’action des différents services étatiques, la CrEDH conclut que les autorités ont manqué à leur obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger l’intégrité physique de la requérante.
Des instruments spécifiques pour lutter contre les violences faites aux femmes
Dans son arrêt, la CrEDH s’appuie sur des instruments juridiques internationaux spécifiquement consacrés à la lutte contre les violences faites aux femme: elle se réfère à la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) ainsi qu’aux travaux du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), organe indépendant chargé de contrôler l’application de la Convention d’Istanbul. La CrEDH fait ici référence aux critères retenus par le GREVIO comme indicateurs de risques accrus de violences, en particulier dans le cadre conjugal, et tient compte de la Recommandation générale n°35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, qui reconnaît explicitement la nature systémique de ces violences. Ainsi, les juges de Strasbourg ne se limitent pas à une lecture stricte de la CEDH et sa jurisprudence, mais renforcent la portée de la protection effective des personnes vulnérables face à cette violence.
La CrEDH mentionne également des bonnes pratiques existantes mises en oeuvre dans certains États membres du Conseil de l’Europe afin de prévenir les féminicides, sur lesquelles la Suisse pourrait prendre exemple. Elle évoque notamment le cas du Royaume-Uni, qui a instauré le programme de divulgation des antécédents de violences domestiques, connu sous le nom de Domestic Violence Disclosure Scheme (DVDS). Ce dispositif, créé à la suite du meurtre de Clare Wood par son ancien compagnon en 2009, permet aux citoyens de solliciter des informations auprès de la police sur les antécédents d’un partenaire (droit de demander) ou autorise les forces de l’ordre à informer de manière proactive une personne potentiellement en danger (droit de savoir). La plateforme espagnole VioGén-2, alimentée par la police et d’autres entités compétentes, est un autre exemple de dispositif permettant d’éviter la récidive. Ce dispositif prévoit, d’une part, la création d’un fichier automatisé destiné aux autorités judiciaires permettant une évaluation du risque qu’il représente, et, d’autre part, la possibilité pour une victime d’être informée de l’existence de plaintes antérieures contre son agresseur. Par cesdispositifs, les autorités britanniques et espagnoles adoptent une approche proactive, fondée sur la vigilance, pour prévenir les violences et assurer la sécurité des victimes et de leur entourage.
Une protection des violences domestiques encore lacunaire en Suisse
Cette affaire met en avant le conflit entre deux droits fondamentaux: le droit de la victime à être informée pour se protéger, et le droit de l’auteur présumé à la confidentialité, notamment en ce qui concerne son casier judiciaire, sa vie privée et le droit à l’oubli. Dans son arrêt, la CrEDH affirme que le droit de la victime potentielle à accéder à des informations détenues par les autorités doit prévaloir. Cependant, la CrEDH constate que le droit interne suisse est lacunaire sur ce point du fait des obstacles juridiques liés au secret de fonction et à l’accès au casier judiciaire empêchant la transmission d’informations essentielles à la victime, même en cas de danger avéré.
L’arrêt rendu par la CrEDH souligne les limites structurelles du système suisse de protection contre les violences fondées sur le genre. Ces lacunes ont notamment été relevées par le GREVIO dans son rapport d’évaluation sur la Suisse (2022), qui dénonce des disparités importantes entre les cantons et l’absence d’harmonisation lutter contre la violence à l’encontre des femmes. L’organe déplore également l’insuffisance de récolte de données judiciaires permettant d’évaluer l’efficacité de la réponse pénale à la violence contre les femmes. Aussi cet arrêt appelle-t-il à adopter de toute urgence une approche cohérente, proactive et centrée sur les victimes dans tous les cantons.