10.12.2022
Depuis 1999, le travail d'information et de documentation de la mise en œuvre des droits humains réalisé par humanrights.ch comblait une lacune que la nouvelle institution nationale des droits humains (INDH) devrait désormais remplir. Après bientôt 25 ans de discussion et de travaux préparatoires auxquels humanrights.ch a toujours largement participé, l'INDH sera enfin mise en place en mai 2023. Sa création constitue un tournant dans l'histoire de humanrights.ch. En parallèle de cette réorientation, nous avons pour objectif de transférer à l'INDH la documentation, constituée depuis plusieurs décennies, portant tant sur des bases que sur la mise en œuvre des droits humains en Suisse. Cette transition est toutefois loin d'être simple. En 2023, humanrights.ch devra faire face à de grands défis, notamment parce qu'une part substantielle du travail de la rédaction ne sera plus financée.
Entretien avec Marianne Aeberhard, directrice de humanrights.ch depuis 2018
Penses-tu que la fin de l’année 2022 représente un tournant dans l’histoire de humanrights.ch?
Oui, car dès 2023, l’institution nationale des droits humains (INDH) sera mise sur pied en Suisse, 30 ans après que les États membres de l’ONU ont reçu le mandat de mettre en place une institution de promotion et la protection des droits humains. L’histoire de humanrights.ch et le projet de création de l’INDH sont étroitement liés.
Pour humanrights.ch, cela se traduira d’une part par une réduction drastique des moyens à disposition d’environ un sixième de notre budget total dès la fin de l’année 2022, et d'autre part, par la réorganisation et la redéfinition de notre identité.
Le projet de l’INDH n’arrive toutefois pas subitement, vous avez eu le temps de vous préparer?
En effet. Après le lancement de la consultation du projet de loi de l’institution nationale des droits humains (INDH) en 2017, nous devions nous attendre à ce que le travail d’information et de documentation ne soit plus cofinancé par la Confédération et à ce que nous devions redéfinir notre identité en parallèle de l’INDH.
Depuis 2017, nous développons des stratégies pour faire face à ce scénario. Nous avons défini des mesures, notamment en lien avec l'identité visuelle et la recherche de fonds, que nous avons pour la plupart mises en œuvre.
C'est le déroulement de la transition vers la nouvelle institution qui est véritablement problématique.
Pourrais-tu expliciter?
Cette situation est due au lien étroit entre humanrights.ch et l'INDH. En 1993, l’Assemblée générale des Nations Unies a encouragé tous les États membres à mettre en place une telle institution. En 1999, humanrights.ch voit le jour; cinq ans ont passé et la Suisse n’a en effet toujours pas entrepris d'effort en vue de créer une telle institution. L’un des principaux objectifs de l’organisation était et est encore de collaborer avec d’autres organisations de la société civile pour promouvoir la mise en place d’une institution nationale des droits humains efficace en Suisse, conformément aux Principes de Paris.
Depuis sa création, humanrights.ch comble les lacunes en assumant notamment des tâches qui incomberaient typiquement à l'institution nationale des droits humains. Nous l'avons fait et le faisons aujourd'hui encore notamment dans le domaine de l’information et de la documentation (à travers sa Plateforme d’information), du suivi et de l’analyse de la mise en œuvre des droits humains en Suisse (documentation de la jurisprudence et recommandations, coordination des organisations de la société civile, entre autres pour la rédaction des rapports alternatifs en parallèle des rapports étatiques) et, en particulier à ses débuts, dans le domaine de la formation aux droits humains. humanrights.ch était ainsi impliquée dans le projet pilote de l’institution suisse des droits humains, le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH). Mon prédécesseur, Alex Sutter, y a siégé au sein du Directoire pendant les cinq premières années du CSDH. Au début de ses activités, humanrights.ch a créé et géré le site web du CSDH, dont elle rédigeait la newsletter.
Aujourd’hui, le site web www.humanrights.ch est, avec environ 8'000 pages et plus d’un million d’utilisateur·trice·x·s par année, le plus grand portail d’information francophone et germanophone sur les droits humains. Ce portail en ligne a dès le début bénéficié d’un soutien substantiel de la Confédération, avec une majeure partie du financement provenant du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et de plus petites contributions occasionnelles d’autres départements ou de commissions spécialisées de la Confédération.
En 2015, le DFAE nous a plus ou moins coupé les vivres, sa contribution pour le travail de rédaction de humanrights.ch ayant été réduite à 10% en l'espace de deux ans. Le changement de stratégie financière du DFAE en a été la cause: de son point de vue, cette économie est tout à fait raisonnable. Il reste toutefois difficile de comprendre pourquoi la mise en œuvre des droits humains en Suisse reste rattachée au DFAE et ne dépend de l'implication d'aucun autre département.
L'enjeu est donc avant tout d'organiser une transition dans les domaines dans lesquels humanrights.ch a assumé jusqu’à maintenant des tâches propres à l’INDH?
Ce sont avant tout la Plateforme d'information et les contenus relatifs à la rubrique des «fondamentaux des droits humains» qui sont concernés. humanrights.ch a pu continuer à garantir le fonctionnement de la Plateforme d'information avec ses propres moyens jusqu'en 2017 notamment grâce à un don généreux. Les tentatives d'assurer le financement à travers de nouvelles institutions donatrices ont échoué. L'organisation n'était ni en mesure de faire de la recherche de fonds institutionnels, ni de récolter des dons à grande échelle. En 2017, le futur du portail d'information a fait l'objet de sérieux questionnements.
Or c'est justement en 2017 que le processus de consultation de la loi relative à l’institution nationale des droits humains (INDH) a été lancé. C'est pourquoi nous avons décidé de continuer à alimenter la plateforme d'information comme avant avec l'idée de transférer les contenus relatifs aux «fondamentaux» à l'INDH le moment venu. Renoncer au travail d’information et de documentation que nous avions réalisé pendant quinze ans serait revenu à jeter aux oubliettes 2'100 pages en allemand, français et anglais, avec une visibilité d'environ 500'000 pages consultées par an.
Le maintien de la Plateforme d'information représentait toutefois une charge énorme pour humanrights.ch. En 2019 déjà, nous avons dû réduire le volume de la rédaction et financer ses activités par un montant important de fonds propres. Si nous avions continué à ce rythme, humanrights.ch aurait fait faillite dès la fin 2020. Nous vous avons donc communiqué à la fin 2019 que nous réduirions au minimum le travail d'information au cours de l'année 2020 afin de ne pas menacer l'existence de l'organisation. Parallèlement, nous avons engagé de nouvelles négociations avec la Division Paix et droits de l'homme du DFAE et avons formulé une proposition de transfert vers l'INDH du contenu relatif à la rubrique des «fondamentaux» de la plateforme d'information, à condition que le travail de rédaction continue de recevoir un soutien jusqu'au lancement de l'INDH. En effet, le mandat d'information et de documentation de l'INDH était déjà inscrit à l'époque dans la nouvelle loi à l’article 10b. Nous avons effectivement pu obtenir la garantie orale du financement des activités de rédaction jusqu'au lancement de l'INDH en 2023. En revanche, nous n'avions conclu dans un premier temps qu'un contrat de deux ans pour les années 2020 et 2021, qui a ensuite été prolongé pour l'année 2022. La demande pour l'année 2023 a cependant été refusée en juin 2022, au motif que le même département fédéral serait également responsable du financement de l'INDH à partir de 2023 et qu’un double financement devrait être évité.
Tu as toutefois mentionné que la feuille de route officielle prévoyait que l'institution nationale des droits humains soit opérationnelle en 2023 non?
Oui, c’était l’objectif communiqué par le DFAE. Dans le premier projet que nous avons soumis, nous avions prévu que l’INDH serait opérationnelle dès le 1er janvier 2023 et que nous continuerions de travailler en parallèle de l’INDH pendant six mois, pendant lesquels les «fondamentaux» lui seraient transmis. Nous avions compté sur le fait que la direction de l’INDH aurait été fonctionnelle dès le 1er janvier 2023. Pour cela, il aurait toutefois fallu commencer les travaux préparatoires bien plus tôt, lorsqu’il était devenu probable que la décision positive du Parlement se concrétise.
Le DFAE a attendu juin 2022 pour constituer un groupe de travail pour la création de l’INDH. Un comité sera nommé par l’assemblée constitutive de l’INDH qui se tiendra en mai 2023. Le temps que les locaux de l’INDH soient définis et en mesure d’accueillir le personnel et que la direction soit opérationnelle, l’année 2023 touchera à sa fin.
Qu’est-ce que cela signifie pour la transmission de la rubrique sur les «fondamentaux des droits humains» à l’INDH?
Cela signifie que nous ne pourrons plus continuer à actualiser les page de cette rubrique après le 1er janvier 2023 et que nous devrons mettre ces pages hors ligne relativement rapidement. La vie de notre organisation dépend étroitement de sa présence et sa visibilité en ligne; nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des contenus qui ne sont pas actuels. Mettre ces contenus hors ligne revient cependant à détruire notre rubrique sur les fondamentaux, car la visibilité gagnée au cours des années sur la toile est rapidement perdue – c’est la cruelle dynamique d’internet.
Nous voulons toutefois à tout prix éviter cette situation; il ne s’agit pas moins de 20 ans et de milliers d’heures de travail de notre rédaction, composée de personnes salariées et bénévoles. Depuis 2004, 4 millions de francs ont été investis dans la Plateforme d’information. Il s’agit également de ne pas abandonner les centaines de personnes qui viennent chercher de l’aide sur notre site.
C’est la raison pour laquelle, après avoir reçu la réponse négative par rapport au financement du transfert, nous avons demandé à pouvoir nous entretenir avec la direction de la Division Paix et droits de l’homme du DFAE. Cette rencontre a été utile et nous avons eu l’impression que nous avions bien pu exposer la situation. Nous avons été chargées par le DFAE de développer un projet relatif au transfert de contenus et notamment d’estimer les coûts qu’aurait ce transfert des «fondamentaux» vers l’INDH. Cette tâche a été complexe; toute personne ayant eu affaire à des sites internet sait à quel point un transfert, en particulier avec une telle quantité de contenus, n’est pas aussi simple qu’ un «copié-collé». Une telle entreprise implique une réflexion sur les plans de la forme et du contenu ainsi qu’un travail de programmation. Les contenus d’un site web ne peuvent pas simplement être archivés ou conservés de manière intacte pendant des mois puis transférés sans problème vers une autre organisation. Les données doivent être préparées de manière adéquate afin de pouvoir être déplacées vers une nouvelle plateforme – en l’occurrence, le site de l’INDH. Mais pour que ce soit possible, celui-ci devrait avant tout exister.
Le soutien financier que vous recevrez de la part du DFAE en 2023 est donc seulement prévu pour la préparation de ce transfert à l’INDH?
Non. À la mi-octobre 2022, nous ne savions toujours pas comment allait se profiler 2023. Nous nous trouvions dans une situation très difficile, à devoir nous préparer à deux options: voir nos moyens drastiquement réduits, ou pouvoir continuer comme avant. Cette insécurité a mené au départ des deux responsables de la rédaction, qui ont recherché et trouvé d’autres emplois. Nous n’avons par ailleurs pas pu publier notre annonce de stage à la fin du mois d’août comme les autres années. La décision du DFAE est arrivée à la fin du mois d’octobre: seule une toute petite partie du projet de transfert sera financée, pour garantir l’actualisation de certaines pages des fondamentaux sur le site en 2023. Je ne pense pas qu’une réflexion sérieuse a été menée sur les conséquences qu’ont cette décision plus que tardive ainsi que la réduction d’un sixième du budget en l’espace de deux mois pour notre organisation. Nous ne savons pas non plus si nous pourrons disposer d'un personnel ayant les qualifications et les connaissances nécessaires pour assurer ce travail minimal.
Que signifie ce changement pour la rédaction à partir de janvier 2023?
La réduction du financement n’entraînera pas notre perte. J’ai établi il y a déjà plusieurs mois des scénarios pour le cas où nous ne bénéficierions plus du soutien financier de la Confédération. Ce ne sera pas facile et nous devrons puiser dans nos réserves pour l’année 2023, voire 2024. Depuis quelques temps, nous réfléchissons également au nouveau fonctionnement de cette rédaction réduite, à son orientation ainsi qu’à sa nouvelle organisation.
J’aurais aimé que cette transition se déroule de manière plus ordonnée afin de pouvoir anticiper les changements au sein de l'équipe. L’incertitude qui a duré plusieurs mois était très pesante et je comprends tout à fait que des membres de la rédaction aient recherché un autre emploi. Entre décembre 2022 et janvier 2023, le pourcentage de la rédaction, qui s’élève actuellement à 360%, sera réduit de deux tiers, aussi parce que nous ne sommes pas en mesure d’assurer la continuité de la place de stage au sein de la rédaction à partir de février. La conséquence la plus lourde est qu’avec le départ des responsables de notre rédaction, nous perdons du savoir et la précieuse connaissance de notre gigantesque plateforme d’information. Si nous devions finalement recevoir le mandat pour le transfert des «fondamentaux» vers l’INDH, il en résulterait un effort supplémentaire considérable pour la formation du nouveau personnel.
J’espère sincèrement que nous trouverons un bon mode de fonctionnement au sein de la nouvelle rédaction. À partir de janvier 2023, humanrights.ch concentrera son travail d’information sur les thématiques centrales que sont l’accès à la justice, la discrimination et le racisme, la détention ainsi que la mise en œuvre des droits humains en Suisse. Nous devons nous efforcer de garantir la transparence sur ces changements internes, qui seront inévitablement perceptibles de l’extérieur, afin de ne pas perdre nos fidèles donateur·trice·x·s au cours de ce processus de réorganisation. En effet, notre travail dépend aujourd’hui plus que jamais de vos dons.
Comment aurait-on pu mieux gérer cette situation?
Le plus simple aurait été que la Confédération finance notre travail pendant une année voire une année et demie encore, jusqu’à ce que l’INDH entre effectivement en fonction. Ce financement correspondrait à un montant relativement modeste. Il nous est difficile de comprendre la décision de la Confédération, surtout lorsqu’on considère l’envergure des budgets qu’elle peut octroyer et avec quelle facilité elle investit des montants exorbitants dans l’achat d’avions de combat, la construction de routes ou la subvention de vins suisses. Sa décision quant à la plateforme d'information entrave le travail de défense des droits humains en Suisse. Nous ne considérons pas notre activité de documentation et d’information comme une fin en soi; nous nous engageons avant tout pour un renforcement et une mise en œuvre des droits humains en Suisse.
De mon point de vue, l’INDH aurait un avantage à bénéficier de la visibilité de près d’un demi-million de personnes qui consultent les pages de notre site concernées par le transfert. L’image qu’on aime à renvoyer d’une Suisse garante des droits humains ne pourrait en ressortir que renforcée.