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Les droits humains des personnes trans restent peu garantis en Suisse

09.01.2023

Depuis le début de l’année 2022, le changement de sexe officiel et de nom dans le registre de l’état civil est facilité. Cette révision du Code civil représente une amélioration importante pour la situation des personnes trans en Suisse. Des lacunes importantes subsistent toutefois quant à la mise en œuvre de leurs droits humains.

L’adjectif «trans» désigne les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas, ou pas entièrement, à celle qui leur a été assignée à la naissance. Il peut désigner des personnes à l’identité de genre binaire (hommes, femmes), mais aussi non-binaire. Les personnes dont l’identité de genre correspond à celle qui leur a été assignée à la naissance sont désignées par le suffixe «cis».

Selon une étude hollandaise, environ une personne sur 200 est trans. Selon le Transgender Network Switzerland, d’autres estimations parviennent à des chiffres bien plus hauts; ainsi les personnes trans pourraient représenter jusqu’à 3% de la population dans certains pays. Cette minorité fait face à la discrimination dans différents domaines; de la santé, dans le monde du travail, mais aussi dans la sphère privée où ses membres sont en moyenne plus victimes d’agressions. Les personnes trans qui font par ailleurs également partie d’autres groupes marginalisés sont d’autant plus touchées. À ce jour, la législation suisse ne prévoit pas de protection spécifique contre la discrimination des personnes trans et leurs droits humains sont insuffisamment protégés dans divers domaines.

Aucune protection contre la discrimination des personnes trans

Au début de l’année 2020, le peuple suisse a accepté par votation populaire une extension de la norme antiraciste (art. 261bis CP). Depuis juin 2020, cette disposition interdit aussi désormais les propos et actes haineux envers les personnes homosexuelles et bisexuelles. La Commission des affaires juridiques du Conseil national (CAJ-N) avait proposé dans son avant-projet de compléter l’article 261bis du Code pénal en ajoutant non seulement le critère de l’orientation sexuelle, mais également celui de l’identité de genre. Cette inclusion des personnes trans et intersexuelles a cependant été rejetée lors des débats parlementaires.

Selon la juridiction actuelle, les personnes trans peuvent poursuivre les propos et actes haineux à leur égard en invoquant la protection de la personnalité (art. 28 ss CP). L’article 8 alinéa 2 de la Constitution fédérale couvre l’interdiction de la discrimination basée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre par le biais du critère du mode de vie, mais ce uniquement de manière indirecte. Cette disposition oblige les autorités à veiller à l’interdiction de la discrimination et à garantir son application entre particuliers. L’interdiction de la discrimination inscrite dans la Constitution ne confère cependant aux personnes privées aucun droit justiciable. Finalement, les articles 173 et suivants du Code pénal fournissent une norme pénale qui protège contre certains propos et actes haineux envers les personnes trans pour autant qu’ils portent atteinte à l’honneur et/ou à la réputation. Ces dispositions ne concernent que les cas où les personnes trans sont personnellement visées. Une personne trans ne peut ainsi pas se prévaloir de la protection contre un délit contre l'honneur à son encontre lorsque des propos hostiles sont proférés envers cette communauté dans son ensemble.

Les personnes trans peuvent invoquer la Loi fédérale sur l’égalité (LEg) concernant des discriminations dans la vie professionnelle. La LEg protège contre les discriminations sur la base du sexe (art. 3 LEg). Selon une étude du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), «il n’est pas certain que la loi sur l’égalité protège les personnes trans contre les discriminations au travail». Cette norme n’a en effet mené jusqu’à présent à aucun arrêt du Tribunal fédéral. De plus, dans les cas concernant des personnes trans où la LEg a été utilisée, ni les raisons ni les conditions de son application n’ont pas été explicitées. Cette situation est problématique au vu du taux de chômage des personnes trans, environ cinq fois plus élevé que la moyenne de la population suisse. Le chômage touche environ une personne trans sur cinq en capacité de travail. Ce taux plus élevé n’est pas accidentel; plus de 30% des personnes trans au chômage interrogées ont été licenciées pour cette raison. Le coming-out sur le lieu travail constitue par ailleurs une autre difficulté pour les personnes trans. Selon le même sondage, le coming-out d’un quart des personnes interrogées a eu pour répercussion une dégradation de la situation professionnelle de celles-ci voire la résiliation de leur contrat de travail.

Dans son sixième rapport sur la Suisse de 2020, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) a critiqué les lacunes judiciaires actuelles et recommande aux autorités d’ajouter l’identité de genre comme critère de discrimination à la norme pénale antiraciste. En 2009 déjà, le Commissaire aux droits de l’homme de l’époque Thomas Hammarberg recommandait à tous les États membre du Conseil de l’Europe de légiférer sur les crimes de haine contre les personnes trans, recommandation également émise par la Haut-Commissaire de l’ONU en 2011.

De nombreux crimes de haine envers les personnes trans

L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a mené des enquêtes statistiques exhaustives sur les crimes de haine. La nouvelle enquête publiée en 2020, à laquelle environ 20'000 personnes trans ont participé, conclut que près de 60% des personnes trans interrogées se sont senties discriminées durant l’année écoulée. Le taux élevé de problèmes psychiques, comme la dépression ou l’anxiété, qu’entraînent les crimes de haine est particulièrement alarmant ; ces troubles surviennent dans 49% des cas chez des personnes trans ayant subi de la violence physique, et représentent 58% pour ce qui relève de la violence sexuelle. En outre, 60% des enquêté·e·x·s ne révèlent presque jamais ou seulement occasionnellement leur identité de genre.

La proximité culturelle et géographique des pays ayant pris part à l’enquête laisse supposer que la situation en Suisse est similaire. Le nombre exact d’agressions envers les personnes trans en Suisse reste cependant difficile à estimer car les autorités ne recueillent pas de données séparées sur ces actes, ni d’ailleurs sur les agressions envers les personnes homo- et bisexuelles. Une motion qui proposait de changer la pratique actuelle en matière de statistiques a été rejetée en 2020 par le Conseil des États.

Les organisations Pink Cross, Transgender Network Switerland et l’Organisation suisse des lesbiennes tentent de combler cette lacune par la publication annuelle du Hate Crime-Bericht. Elles collectent dans ce but les données des appels à la LGBTIQ-Helpline. En 2020, 14% des 61 cas d’agressions de personnes trans recensés ont été signalés à la police. Les responsables de la Helpline considèrent que ce nombre est en réalité beaucoup plus grand car elle note d’importantes fluctuations dans son volume d’appel selon sa visibilité publique.

Difficulté d’accès aux soins de santé

L’accès au système de santé est souvent difficile pour les personnes trans. Cette situation est d’une part due à des obstacles structurels tels que la binarité des documents officiels – il faut fournir un nom officiel qui ne correspond pas toujours avec celui utilisé couramment par les personnes trans – ou encore le fait que les toilettes d’hôpitaux et des cabinets médicaux sont séparées selon le schéma binaire homme-femme. D’autre part, le personnel médical et thérapeutique n’est pas assez sensibilisé aux besoins des personnes trans pour pouvoir fournir une prise en charge inclusive et être attentif à leurs expériences négatives. Enfin, l’accès aux mesures médicales d’assignation sexuelle est un processus pénible durant lequel les personnes trans doivent prouver leur identité. Leur confiance dans le système médical est généralement faible en raison de ces difficultés et de leurs précédentes expériences de discrimination, aussi ces personnes sont moins susceptibles de solliciter une prise en charge médicale professionnelle, or ce non-recours peut avoir de graves conséquences.

La pandémie de Covid 19 a illustré et renforcé les obstacles préexistants. Selon une étude menée à l’échelle mondiale, environ 15% des personnes trans interrogées dans les pays germanophones (Autriche, Allemagne et Suisse) évitent de faire un test Covid dans un centre de test par peur de la discrimination et des mauvais traitements, et ce même en cas de symptômes typiques de la maladie. De plus, l’accès aux mesures médicales d’assignation sexuelle était restreint durant la pandémie en Suisse, ce qui a pu avoir des effets négatifs sur la santé des personnes concernées, notamment sur le plan mental. Selon la même étude, la proportion des personnes trans vulnérables au Covid-19 s'élevait à environ 50%, soit presque 20% de plus que dans la population totale de la plupart des pays de l’OSCE. Enfin, l’accès aux ressources communautaires (groupes de soutien, services de conseil, etc.) a été réduit à cause de la pandémie. La perte temporaire de ces espaces protégés a également augmenté le stress psychologique des personnes trans.

Assignation sexuelle: un long chemin encore

Une partie des personnes trans souhaitent recourir à des mesures médicales d’assignation sexuelle telle que les thérapies hormonales ou les opérations. Les personnes qui prennent cette décision doivent se soumettre à un processus de contrôle psychiatrique. Avant d’accomplir l’intervention médicale d’assignation, les professionnel·le·x·s exigent une attestation psychiatrique confirmant la transidentité et qu’une assignation est indiquée. Les personnes qui n’ont pas la capacité de discernement ont de plus besoin de l’accord de leur représentant·e·x légal·e·x.

Les conditions pour le «diagnostic» trans se basent, entre autres, sur la Classification internationale des maladies (CIM). Depuis la révision de la CIM en 2019, ce «diagnostic» désormais appelé «incongruence de genre» n’est plus classé avec les «troubles mentaux et du comportement», mais dans un chapitre sur les conditions liées à la santé sexuelle. De plus, les lignes directrices préconisent un délai de quelques mois, et non plus de deux ans, pour pouvoir poser le «diagnostic» trans pour les adultes et adolescent·e·x·s. Un diagnostic qui maintient le délai de deux ans pour les enfants a en outre été introduit. La CIM est entrée en vigueur en Suisse en janvier 2022.

L’assurance maladie de base doit couvrir les frais des mesures médicales d’assignation sexuelle une fois le «diagnostic» trans reconnu. Les mesures prévues doivent cependant, comme pour toute autre prestation médicale, être considérées comme efficaces, appropriées et économiques (art. 32 LAMal). Dans les faits, les caisses-maladie évitent régulièrement de prendre en charge les frais des interventions d’assignation même si les attestations requises ont été fournies, et ce particulièrement dans les cas d’opérations chirurgicales d’assignation sexuelle. Certaines caisses-maladie suisses exigent même pour couvrir les frais de l’opération que la personne concernée suive au préalable une thérapie hormonale et psychologique d’une durée de deux ans. Un jugement de la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) de 2009 a déterminé que cette exigence était contraire à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) car elle violait le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH) et le droit à un procès équitable (art. 6 al. 1 CEDH). L’exigence de suivre une psychothérapie ainsi que le délai que provoque cette dernière sur l’opération d’assignation constituent non seulement une charge énorme pour la personne trans concernée, mais est également contraire aux obligations internationales de la Suisse en matière de droits humains. Le Tribunal fédéral n’a jusqu’à présent pas abrogé la légitimité juridique de cette exigence. Cependant, les personnes trans ont le droit à ce que leur dossier soit examiné avant l’échéance du délai de deux ans.

Changer de sexe à l'état civil de manière autodéterminée

La révision du Code civil évoquée, entrée en vigueur en 2022, contribue largement à l’égalité des personnes trans en Suisse. Le changement de sexe dans le registre de l'état civil peut désormais se faire directement à l’Office de l’état civil et non plus dans le cadre d’une procédure juridique, ce qui réduit les coûts pour les personnes trans. De plus, une attestation médicale n’est plus nécessaire pour prouver la transidentité. La seule condition est que la personne ait la conviction intime et constante de ne pas appartenir au sexe inscrit dans le registre de l’état civil (art. 30b al. 1 CC). Cet aspect de l’autodétermination des personnes trans, défendu depuis des années par des organisations de la société civile et des activistes, est enfin devenu une réalité grâce à cette révision.

Cependant, cette modification ne représente pas une amélioration pour tout le monde: les personnes de moins de 16 ans sont désormais dépendantes du consentement de leur représentant·e·x légal·e·x pour pouvoir changer leur inscription de sexe à l’état civil (art. 30b al. 4 ch. 1 CC), et ce indépendamment de leur capacité de discernement. Cette disposition entre en contradiction avec le principe d’autodétermination inscrit à l’article 12 de la Convention internationale des droits de l'enfant. Elle est aussi valable pour les personnes sous curatelle de portée générale ou soumises aux décisions de l’autorité de protection de l’adulte (art. 30b al. 4 ch. 2 et 3 CC).

De plus, cette modification législative se limite à une conception binaire du genre, ce qui avait déjà été critiqué lors de la procédure de consultation. Les personnes non-binaires ne peuvent ainsi toujours pas inscrire leur identité de genre dans le registre de l'état civil. Le Conseil national a demandé à travers deux postulats (Arslan et Ruiz) que le Conseil fédéral prépare un rapport pour évaluer l’introduction d’un troisième sexe et la possibilité de supprimer complètement la mention du sexe à l’état civil. Dans son rapport publié en 2022, le Conseil fédéral se prononce contre l’introduction d’un troisième sexe ou la possibilité de supprimer la mention du sexe. Ainsi, le Conseil fédéral ne suit pas les recommandations de la Commission nationale d'éthique. Celle-ci s’est déclarée favorable, dans son rapport de 2020, à la suppression totale de la mention du sexe à l’état civil pour toutes les personnes ou, comme première étape, à l’introduction d’au moins une troisième option.

Finalement, les premiers signaux positifs arrivent aussi au niveau juridique: dans un arrêt du 29 mars 2021, le Tribunal cantonal d’Argovie a reconnu pour la première fois l’existence des personnes non-binaires. La personne recourante avait supprimé l’inscription de sa mention de sexe en Allemagne et souhaitait faire inscrire au registre suisse cette modification. Le Tribunal cantonal s’est prononcé en faveur de la partie recourante. L’Office fédéral de la justice a de son côté déposé un recours au Tribunal fédéral dont le résultat est encore attendu.

Des mesures juridiques et politiques sont nécessaires

Une étude du FRA de 2015 sur la situation des personnes trans a révélé un lien entre les conditions politiques et juridiques existantes contre la discrimination et la proportion des personnes qui révèlent leur transidentité. L’existence et la mise en place de plans d’action appropriés, de politiques d’égalité et de mesures positives contre la discrimination favorisent l’expression de leur identité de genre par les personnes trans; aussi, les mesures politiques et juridiques sont d’une grande importance pour garantir dans les faits les droits humains des personnes trans.

Ces dernières années, la Suisse a fait évoluer la situation à cet égard, en particulier à travers l’assouplissement de la procédure de changement de nom et de sexe. Les autorités suivent ainsi les recommandations du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et les demandes de nombreuses organisations des droits des personnes trans. Il reste cependant encore beaucoup à faire pour que la Suisse respecte ses obligations internationales envers les personnes trans en matière de droits humains.

La version choisie par le Parlement concernant le changement de nom et de sexe facilité au registre de l’état civil est insuffisante par rapport aux recommandations établies par la Commission nationale d'éthique pour la médecine humaine. Une solution prenant mieux en compte la diversité de genre de la société à la place d’un système binaire est nécessaire. Une enquête du Transgender Network Switzerland arrive à la même conclusion que la Commission d’éthique: la suppression totale de la mention de sexe constitue la meilleure solution. La Confédération doit désormais présenter des solutions afin que les personnes qui ne se reconnaissent pas dans le système de genre binaire soient reconnues par une catégorie appropriée ou n’aient pas à inscrire leur genre à l’état civil. Ce droit doit aussi être accordé aux personnes de moins de 16 ans disposant de la capacité de discernement afin de respecter le droit à l’autodétermination garanti par la Convention des droits de l’enfant.

De plus, l’assurance obligatoire des soins doit prendre en charge les coûts de toutes les mesures d’assignation sexuelle lorsque le «diagnostic» requis est posé, et ce sans exiger au préalable une psychothérapie et une hormonothérapie d’une durée de deux ans. Du fait que le Tribunal fédéral n’a toujours pas déclaré cette pratique inadmissible, la Suisse viole le droit à la vie privée et le droit à un procès équitable garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.

En conclusion, la Suisse doit satisfaire ses obligations internationales et mettre en œuvre les recommandations de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI). Elle doit collecter les données statistiques sur les crimes de haine à l’encontre des personnes trans afin de pouvoir comprendre et combattre efficacement cette problématique, mais avant tout compléter la norme antiraciste avec le critère de l’identité de genre. Ainsi, les personnes trans pourront être protégées de manière relativement rapide et appropriée des actes et propos haineux et diffamatoires en Suisse.

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