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La criminalisation des défenseur·e·s des droits humains

21.04.2021

Le 30 juin 2020, le Tribunal fédéral a condamné Anni Lanz pour avoir aidé un requérant d’asile malade renvoyé en Italie à retourner en Suisse. La criminalisation des défenseur·e·s des droits humains est ancrée dans l'ordre juridique suisse et d'autres pays, dont les systèmes judiciaires peuvent décider qui a le droit de bénéficier de la solidarité ou non.

En février 2018, la police arrête Anni Lanz à la frontière valaisanne de Gondo. Dans sa voiture l’accompagnait un requérant d’asile afghan, contre lequel les autorités migratoires suisses avaient ordonné le renvoi en Italie dans le cadre de la procédure Dublin. Dix mois plus tard, Anni Lanz comparait devant les autorités pénales pour avoir essayé de ramener à sa famille un homme souffrant d’un grave stress post-traumatique. La Suisse condamne environ 900 personnes par année pour avoir facilité l’entrée et le séjour illégal d’une personne en vertu de l’art. 116 de la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI). Le délit de solidarité empêche notamment le bon fonctionnement des organisations civiles italiennes dans leur lutte pour sauver la vie des migrant·e·s en mer Méditerranée.

L’arrêt du Tribunal fédéral qui confirme la peine prononcée à l’encontre d’Anni Lanz n’est donc pas étonnant. Il reflète une évolution globale inquiétante: les activités des défenseur·e·s des droits humains sont de plus en plus entravées par les Etats, faisant l’objet d’une répression toujours plus dure. Certains Etats comme la Hongrie, la Russie ou l’Egypte ont même adopté une loi criminalisant le travail de la société civile. Cette évolution va à l’encontre de la protection des droits humains et contrevient à la Déclaration de l’ONU pour la protection des défenseurs des droits de l’homme, qui appelle les Etats à protéger et à soutenir les activistes des droits humains dans leurs efforts.

Qui sont les défenseur·e·s des droits humains et pourquoi a-t-on besoin d’elles·eux?

Le terme défenseur·e·s des droits humains qualifie les personnes ou les groupes de personnes qui s’engagent pacifiquement pour le respect, la protection et la promotion des droits humains. Aucune qualification supplémentaire n’est nécessaire pour relever de cette définition. La Déclaration de l’ONU pour la protection des défenseurs des droits de l’homme indique simplement qu’elle s’applique aux personnes ou groupes de personnes reconnaissant l’universalité, l’interdépendance et l’intégralité des droits humains. Une organisation qui protège une minorité religieuse sera considérée comme défenseure des droits humains uniquement si elle reconnaît et respecte les droits des autres religions dans l’accomplissement de son travail.

Les défenseur·e·s des droits humains représentent la conscience de la société civile, dans les Etats tant autoritaires que démocratiques. Elles/ils protestent contre les violations des droits humains tels que l’interdiction de l’arbitraire et de la torture ou encore les atteintes à la liberté d’expression. Elles/ils mettent en lumière les diverses lacunes en matière de protection des droits humains, accompagnent la mise en œuvre de conventions internationales sur les droits humains et soutiennent les personnes victimes de violation desdits droits. Leur engagement pour la protection et le développement des droits humains est loin d’être négligeable. Sans défenseur·e·s des droits humains, la mise en œuvre des droits fondamentaux serait laissée à la seule et unique charge des Etats.

Les parlementaires et dirigeant·e·s d’Etat suivent leur propre agenda politique, qui relègue souvent la protection et la mise en œuvre des droits humains au second plan. Les défenseur·e·s des droits humains compensent les déficiences des Etats, lorsque les responsables politiques décident de ne pas accorder une protection suffisante aux droits fondamentaux. Elles/ils leur rappellent sans relâche leurs devoirs de se conformer à leurs obligations en matière de droits humains.

La protection des défenseur·e·s des droits humains

Avec l’adoption de la Déclaration de l’ONU pour la protection des défenseurs des droits de l’homme de 1998, l’existence et le travail des activistes a été reconnu pour la première fois par un système juridique international. La déclaration constitue un instrument juridiquement non-contraignant qui place les défenseur·e·s des droits humains et leurs activités sous protection et qui vise à promouvoir leur travail. Elle thématise les domaines du droit qui sont d’une importance capitale pour les intéressé·e·s, à savoir le droit à la liberté d’expression, de réunion et d’association. La déclaration établit non seulement un devoir de protection contre les atteintes commises par les Etats, mais aussi contre celles émanant d’acteurs non étatiques (p. ex. par des groupes radicaux ou des entreprises multinationales).

La déclaration a non seulement une grande valeur symbolique, mais fonde également le mandat du/de la rapporteur·euse spécial·e de l’ONU sur la situation des défenseur·e·s des droits humains. Le/la rapporteur·euse rédige chaque année un rapport sur la situation des défenseur·e·s des droits humains au niveau local et procède à des visites dans les Etats pour compléter ces informations.

Le caractère non contraignant de la déclaration rend difficile l’application des principes qu’elle contient. L’intégration des résolutions de l’ONU dans les ordres juridiques nationaux n’est que très lente. La Suisse fait partie des retardataires: ce n’est qu’en 2014 que la Division Sécurité humaine (DSH) du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a publié des directives sur la protection des défenseur·e·s des droits humains à l'étranger. Elles visent une uniformisation de la pratique pour garantir la protection des activistes à travers les ambassades suisses à l’étranger et semblent être un instrument adapté pour atteindre le but visé.

Le délit de solidarité en Europe 

En dénonçant les dérives des pratiques nationales, les défenseur·e·s des droits humains dérangent les dirigeant·e·s et font pour cela l’objet de harcèlement, de menaces, de diffamations et d’intimidation. Pour des raisons politiques, il est difficile pour un Etat de critiquer directement le travail des activistes des droits humains. Les dirigeant·e·s essaient donc d’entraver leur travail par des moyens moins offensifs. Sur le plan formel, elles/ils édictent des lois au nom de la sécurité publique pour la lutte contre le terrorisme ou la lutte contre le trafic d’êtres humains afin de réduire le champ d’action des défenseur·e·s des droits humains, allant même parfois jusqu’à les qualifier de danger pour la sécurité.

La pénalisation de l’aide à l’entrée irrégulière ou aux séjours irréguliers en Europe avait pour but la lutte contre le trafic d’immigrant·e·s clandestin·ne·s et la criminalité organisée. Le cadre juridique a toutefois été détourné afin qu’il soit valable dans le cadre de la politique migratoire, ainsi, il ne remplit plus son objectif initial.

En 2002, plusieurs protocoles additionnels à la Convention de l’ONU contre la criminalité transnationale organisée (Convention de Palerme) ont été adoptés. Les lois nationales contre l’immigration clandestine découlent du Protocole additionnel contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air de la Convention de Palerme. Son contenu a été repris peu après dans une Directive de l’UE. Cependant, contrairement aux Nations unies, le Parlement européen a abandonné un point clef du protocole: si la complicité pour séjour irrégulier devient une infraction lorsqu'il y a intention de retirer un profit, la complicité pour entrée irrégulière n’est pas conditionnée par la seule intention d'obtenir un avantage financier ou matériel. Dès lors, la loi ne vise plus seulement la criminalité organisée, mais aussi les individus qui agissent par solidarité.

Plusieurs Etats de l’Union européenne ont intégré cette directive dans leur ordre juridique national, mais seuls certains ont décidé de ne pas reprendre la clause pénalisant les actions humanitaires (art. 1 al. 2). Ce faible engagement en faveur des défenseur·e·s des droits humains s’explique notamment par la politique migratoire européenne restrictive qui est appliquée depuis le tournant du millénaire. Dans les années 1990, de nombreuses personnes ont fui vers l'Europe en raison des guerres des Balkans et une hostilité à l'égard des personnes migrantes se faisait alors ressentir.
La criminalisation de la solidarité par la Directive européenne représente un obstacle important pour les défenseur·e·s des droits humains et détourne la lutte de son but initial, qui est de réprimer efficacement la criminalité organisée.

L’exemple italien: aucune aide pour les migrant·e·s qui se noient

En 2018, dans le contexte de l’afflux continu de réfugié·e·s en Europe, l’Italie pénalise l’aide aux personnes sans permis de séjour (Salvini decree Nr. 123/2018), faisant subir une forte pression aux organisations de la société civile menant des opérations de sauvetage en mer Méditerranée. Les ONG jouent un rôle central dans le sauvetage des migrant·e·s en mer depuis 2015; en 2016, elles ont sauvé plus de personnes de la noyade que les garde-côtes italien·ne·s. En 2019, toujours sous le prétexte de prévenir la migration irrégulière, le ministre de l’intérieur italien a édicté une directive interdisant aux navires des ONG d’accoster dans les ports italiens. Par la suite, le gouvernement de Salvini a repris cette directive pour en faire une loi limitant l’accès des navires privés aux eaux territoriales italiennes pour des raisons de sécurité nationale.

Les autorités italiennes ont saisi à plusieurs reprises les navires de secours organisés par la société civile, les accusant de favoriser l’immigration clandestine et ont engagé des procédures contre les activistes des droits humains. C’est le cas de Carola Rackete, qui a sauvé plus de 50 migrant·e·s avec le Sea-Watch 3 en juin 2019 et s’est vue refuser la permission d’accoster dans les ports italiens. Après avoir défié les ordres des garde-côtes italien·ne·s en accostant au port de l’île de Lampedusa, la capitaine du navire a été arrêtée par la police.

Bien que l’arrestation ait été déclarée illégale par la Cour de cassation italienne, la procédure à l’encontre de Carola Rackete est encore ouverte. L’aide et l’encouragement à l’immigration clandestine reprochés à l’équipage du Sea-Watch 3 sont sanctionnés par une peine pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison selon le droit italien. La rapporteuse de l’ONU pour les défenseur·e·s des droits humains a clairement condamné les procédures sévères des autorités italiennes: le gouvernement italien doit reconnaître le travail de Sea-Watch 3 et mettre un terme à la criminalisation des activistes. 

L’argument du gouvernement italien selon lequel le travail des ONG favorise la migration irrégulière est sans fondement. Une étude démontre l’impossibilité de prouver le lien de causalité entre le nombre de personnes quittant l’Afrique du Nord pour l’Europe et la présence d’équipes de sauveteur·euse·s de la société civile. Entre temps, le décret de Salvini a été révisé deux fois (Decree Nr. 130/2020 et Nr 173/2020) et l’Italie entend revenir à un système «d’accueil et d’intégration». Cependant, de nombreuses organisations civiles ont suspendu leurs activités en mer Méditerranée sous la pression des politiques migratoires répressives.

Le délit de solidarité en Suisse

La politique migratoire restrictive de la Suisse se reflète également dans la législation. Pour lutter contre le trafic d’immigré·e·s clandestins, la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) punit le fait de faciliter l’entrée, la sortie ou le séjour illégal d’un étranger en Suisse (art. 116 LEI). Comme la directive européenne, cette disposition ne fait pas de différence entre le motif de solidarité et les motifs financiers. Ainsi, elle place le travail des défenseur·e·s des droits humains sur le même plan que l’activité des trafiquant·e·s d’immigré·e·s clandestin·e·s.

En y regardant de plus près, il apparaît rapidement que la distinction entre motifs financiers et humanitaires a été délibérément omise lors de l’adoption de la loi en 2005. Dans le contexte de la migration en provenance des Balkans, la majorité bourgeoise du Parlement a exigé un durcissement de la législation. Le Parlement a rejeté une clause d’exception qui aurait protégé les défenseur·e·s des droits humains de poursuites pénales.

L'affaire Anni Lanz

Anni Lanz, ancienne secrétaire générale de Solidarité sans frontières, a payé cher son acte de solidarité. Lors de ses visites régulières au centre fédéral d’asile, elle a rencontré un réfugié afghan qui allait être renvoyé en Italie, en application de la procédure Dublin. Le jeune homme, gravement traumatisé, suivait une thérapie en Suisse pour remédier à des problèmes psychologiques. Les rapports médicaux recommandaient fortement de le garder auprès de sa sœur et de sa famille en Suisse.

Le jeune homme suicidaire a été renvoyé à Milan en plein hiver, où il s’est retrouvé à vivre dans la rue. Les autorités italiennes ont refusé de l'admettre dans un centre d’asile, comme il n’avait apparemment jamais déposé de demande d’asile sur place. Anni Lanz se porte alors à son secours: elle se rend à Domodossola afin de ramener l’homme frigorifié en Suisse. Les deux sont arrêté·e·s à la frontière et Anni Lanz reçoit une ordonnance pénale pour avoir facilité l’entrée illégale d’un étranger en Suisse selon l’art 116 al. 2 LEI. Le jeune afghan, quant à lui, est renvoyé en Italie.

L’activiste est condamnée à une amende de 800 CHF par le tribunal d’arrondissement de Brig, confirmée par le tribunal cantonal en appel. La Bâloise de 74 ans a déposé un recours au Tribunal fédéral. Les juges de Lausanne ont rejeté la demande d’acquittement: Anni Lanz aurait en effet ignoré une décision de renvoi menée à terme et ainsi agi de manière illégale. La Cour ajoute que si le cas du demandeur d’asile était certes sérieux, il ne suffisait pas à justifier l’existence d’un état de nécessité. En plus de l’amende, le Tribunal fédéral a imposé à Anni Lanz les frais de procédure d’une hauteur de 3000 CHF.

Bien que son infraction ait été classée comme un cas de peu de gravité et sanctionnée par une amende relativement faible, Anni Lanz a été condamnée pour avoir soutenu une personne en détresse.

Un cas parmi d’autres

En 2018, les instances judiciaires suisses ont condamné 972 personnes pour violation de l’art. 116 LEI. Dans 32 cas seulement il s’agissait de véritables passeur·euse·s ou de personnes ayant profité de la situation de détresse des personnes migrantes pour s’enrichir. En outre, 58 jugements ont été prononcés pour exercice d'une activité lucrative illégale. Ainsi, près de 900 personnes ont été condamnées parce qu’elles ont agi par solidarité, compassion, devoir familial et dans le cadre d’un mariage.

La solidarité doit être protégée 

En fonction des traités internationaux qu’il ratifie, un Etat est lié par différentes obligations en matière de droits humains qu’il doit garantir à toute personne se trouvant sur son territoire. Cependant, même lorsqu’un Etat signe des traités relatifs aux droits humains, les autorités négligent souvent de respecter ces droits garantis. Ce problème concerne tout particulièrement le système d’asile, comme l'illustrent les procédures menées par les autorités migratoires suisse et italienne. La pratique de l’Office fédéral des migrations et du Tribunal administratif fédéral est souvent critiquée par la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que par différents organes onusiens en raison des violations répétées des droits humains par les décisions de renvoi.

Le cadre juridique européen restrictif en matière d’asile et les strictes conditions d'octroi du statut de réfugié·e créent des situations de détresse qui nécessitent une aide concrète. La solidarité dont font preuve les défenseur·e·s des droits humains avec les personnes qui sont directement concernées par des décisions contraires aux droits humains est non seulement vitale pour la survie des personnes concernées, mais aussi pour la résistance contre les pratiques des autorités contrevenant à ces droits.

La résistance s’organise contre la criminalisation de la solidarité et des activités de défense des droits humains. En septembre 2018, la conseillère nationale Lisa Mazzone (GE/PS) a déposé une initiative parlementaire demandant une modification de la Loi sur les étrangers et l’intégration afin que l'aide pour des «raisons valables» ne soit plus punissable. En décembre 2019, Amnesty International Suisse a lancé la campagne «libre», demandant l’acquittement des personnes prêtant assistance dès lors que l’acte est désintéressé et qu’elles n’en retirent aucun profit. En collaboration avec Solidarité sans frontières, Amnesty Suisse a déposé une pétition signée par 30'000 personnes le 4 décembre 2019 à Berne, appelant à soutenir l'initiative parlementaire en cours d’élaboration. Le 23 janvier 2020, la Commission des institutions politiques du Conseil national compétente en la matière a déclaré qu’elle ne voyait pas la nécessité d’agir et a demandé au Conseil national de ne pas donner suite à l’initiative. Le 4 mars 2020, le Conseil national a suivi cette recommandation et l’objet a ainsi été balayé.

Avec son cadre législatif restrictif, la Suisse s’isole de plus en plus. La France, par exemple, a déjà adapté sa jurisprudence pour des cas de personnes agissant par solidarité. L’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, La Suède, le Portugal, Malte, Chypre, la République Tchèque, la Pologne et la Roumanie prévoient également une exemption de peine si l’aide au séjour illégal suit des motifs humanitaires. Il est temps pour la Suisse d’adapter sa législation à la Déclaration de l’ONU pour la protection des défenseur·e·s des droits de l’homme et de promouvoir la solidarité au lieu de la criminaliser.