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Mahomet en Autriche: Strasbourg fait prévaloir la paix religieuse dans un contexte mouvementé

11.12.2018

La Cour européenne des droits de l’homme valide la condamnation d’une autrichienne proche du parti d’extrême droite FPÖ pour dénigrement de doctrines religieuses dans un arrêt du 25 octobre 2018.

Les juges de Strasbourg ont validé à l’unanimité la condamnation décidée par l’Autriche pour dénigrement de doctrines religieuses.  Il ressort que lorsque des déclarations sont susceptibles d’inciter à l’intolérance religieuse, un Etat peut légitimement les considérer comme incompatibles avec l’art. 9 CEDH (liberté de pensée, de conscience et de religion) et prendre des mesures restrictives proportionnées sans entrer en violation de la liberté d’expression (art. 10 CEDH). C’est en tenant compte du contexte autrichien et de la nature sensible des propos tenus lors d’une conférence organisée par le parti d’extrême-droite autrichien FPÖ que la CrEDH a examiné la décision des autorités viennoises.

Les faits

En octobre et novembre 2009, Elisabeth Sabaditsch-Wolff, personnalité bien connue en Autriche, a organisé deux séminaires publiques intitulés «Informations de base sur l’islam» dans le cadre d’une conférence tenue par le parti d’extrême-droite FPÖ. Au cours de la conférence, la requérante évoque le mariage entre le prophète Mahomet et Aïcha, qui aurait été consommé alors que cette dernière était âgée de 9 ans, qualifiant Mahomet de pédophile.

En mars 2011, le tribunal pénal régional de Vienne a condamné la requérante pour dénigrement d’un culte religieux conformément à l’art. 188 StGB. Elle a été condamnée à payer une amende de 480 euros et à rembourser les frais de procédure. Selon la Cour régionale viennoise, les affirmations de Elisabeth Sabaditsch-Wolff ne constituaient pas des déclarations de fait, mais bien des jugements de valeur. La Cour conclut que l’atteinte à la liberté d’expression est justifiée et nécessaire dans une société démocratique, notamment pour protéger la paix religieuse en Autriche. En appel, le tribunal supérieur de Vienne a confirmé la condamnation.

La situation a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme par Elisabeth Sabaditsch-Wolff sur la base du fait que les juridictions nationales n'auraient pas évalué la teneur de ses propos en tenant compte de la liberté d’expression (art. 10 CEDH). La Cour a statué que la condamnation constitue bien une atteinte à la liberté d’expression, mais que celle-ci est cependant justifiée en vertu de l’art. 10 al. 2 CEDH.

Arguments de la Cour

Les juges ont rappelé que, pour être légitime, une restriction à la liberté d’expression doit reposer sur trois critères et que ces critères sont remplis dans le cas d’espèce.

En premier lieu, le critère de la base légale suffisante est satisfait, puisque les autorités autrichiennes se sont basées sur l’art. 188 StGB qui réprime «Quiconque dénigre ou se moque publiquement d'une personne ou d'un objet qui est l'objet du culte d'une église ou d'une communauté religieuse existant.» La CrEDH ne revient pas sur la validité de la loi.

En outre, la Cour a retenu que l’Autriche poursuit bien un but légitime avec cette condamnation pénale. À cet égard, Strasbourg se range à l’avis des autorités autrichiennes, selon lesquelles l'ingérence contestée vise à prévenir les troubles en sauvegardant la paix religieuse, conformément à la protection des droits d'autrui au sens de l'art.10 al.2 CEDH.

Enfin, la condamnation est bien nécessaire et proportionnelle dans une société démocratique. La Cour estime que les juridictions nationales ont soigneusement mis en balance le droit à la liberté d'expression de la requérante et le droit des autres personnes de voir leurs convictions religieuses préservées. En particulier, la Cour considère que les déclarations litigieuses ont outrepassé les limites admissibles d’un débat objectif (par exemple sur le mariage des enfants). D’autre part, ces attaques étaient abusives et risquaient d’engendrer des préjugés, mais aussi de menacer la paix religieuse. En effet, la conférence du parti FPÖ était publique, la conférencière devait s’attendre à avoir une audience qui puisse être offensée par ses propos. Enfin, la Cour relève que la condamnation de la requérante à une amende de 480 euros et le remboursement des frais de procédure est parmi les plus légères que la Cour viennoise pouvait envisager, et par-là proportionnelle.

Strasbourg constate que les instances autrichiennes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en condamnant la requérante pour dénigrement de doctrines religieuses. Il n’y a pas de violation de l’art. 10 CEDH.

Liberté d’expression vs. Liberté religieuse

La frontière entre la liberté d’expression et la liberté religieuse ne fait l’objet d’aucun consensus en Europe. Dans un rapport rendu en 2008 par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), cinq types de restrictions à la liberté d’expression en lien avec la liberté de religion ont été identifiés dans les législations européennes: le blasphème (d’actualité en Autriche), l’atteinte aux sentiments religieux et l’insulte aux doctrines, le trouble à l’exercice du culte et/ou de la liberté religieuse, le sacrilège envers un objet de culte et l’incitation à la discrimination ou à la haine religieuse. Selon la Commission de Venise, les sanctions pénales en cas d’insulte au sentiment religieux et en cas de blasphème ne se justifient pas, mais il convient cependant de réprimer l’incitation à la haine religieuse. À ce titre, il est nécessaire d’examiner le contexte dans lequel la déclaration est faite, le public auquel elle est adressée, et le cas échéant, si son auteur a agi à titre officiel.

Cette absence de consensus en Europe se traduit par une mosaïque de règlementations en la matière. Or, face à des questions sociétales délicates, Strasbourg fait preuve de retenue en examinant si des restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent être considérées comme «nécessaires dans une société démocratique.» Pour ces raisons, la Cour a maintes fois jugé que les Etats membres disposent d'une certaine marge d'appréciation. Marge qu’elle a également fait valoir pour l’Autriche dans le cas d’espèce, estimant que le pays est le mieux à même d’évaluer conformément à sa loi pénale quelles déclarations sont susceptibles de perturber la paix religieuse et par conséquent l’ordre public.

Commentaire humanrights.ch

L’arrêt de la Chambre sur ce sujet controversé a largement été instrumentalisé par l’extrême-droite, qui y a vu l’occasion de dénoncer une forme de soumission de la CrEDH à l’islam et même à la Charia. En réalité, il est important de souligner que la CrEDH n'a pas condamné Elisabeth Sabaditsch-Wolff pour avoir insulté Mahomet, comme le supposent plus ou moins explicitement les critiques. Elle a au contraire souhaité protéger l'État dans son pouvoir de prendre des mesures et d'administrer la justice pour préserver la paix religieuse dans un contexte bien difficile. En effet, la situation est particulièrement délicate en Autriche avec la montée fulgurante du parti d’extrême-droite FPÖ ces dernières années. Le discours profondément anti-islam du parti tend en effet à diviser la société autrichienne au point de préoccuper très sérieusement les autorités politiques et juridiques du pays. Or, comme la Cour l’a déjà stipulé dans un précédent arrêt, «il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance» (Requête n° 59405/00, Erbakan c. Turquie, § 64). Concrètement, elle ne fait ici que réitérer une conclusion essentielle: dans toute société démocratique, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités.

Sources